Chroniques poétiques

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Alix Lerman Enriquez

Les chroniques poétiques d’Alix Lerman Enriquez

Les petits sentiers de Paris

Nous cheminions, mon grand-père et moi-même, à travers les rues de Paris. Certes, nous parcourûmes quelquefois les grands axes de la capitale. Nous longeâmes alors les lieux touristiques les plus célèbres comme l’avenue des Champs-Élysées, le jardin du Luxembourg, l’esplanade des Invalides, le Marais, le jardin des Tuileries, le Louvre, l’île Saint-Louis si belle, si pittoresque à mes yeux.

Parfois, au musée, le regard et la parole de mon grand-père s’enflammaient, lui d’habitude si taiseux. Je me rappelle ces longues visites au grand Palais pour une exposition des peintres du siècle d’or espagnol. Velasquez, Le Greco n’avaient pas de secret pour lui. Je me souviens également de ma visite guidée avec lui au Musée Picasso dont les peintures cubistes aux couleurs chatoyantes m’avaient subjuguée.

Mais ce ne sont pas ces promenades touristiques qui m’étaient les plus chères. C’étaient nos pérégrinations au cœur d’un Paris solitaire et secret, insolite qui me plaisaient le plus. C’étaient ces haltes dans les squares dérisoires entre deux blocs d’immeubles, ces cours intérieures aperçues à l’improviste et qui nous ouvraient leurs trésors subrepticement, comme en catimini.

C’étaient les rues du quatorzième arrondissement de Paris où mon grand-père avait passé son enfance qui me charmaient le plus car elles avaient la simplicité et l’authenticité du Paris populaire, loin, très loin de la superbe des grands boulevards. La rue Daguerre en particulier, pleine de couleurs et de saveurs que distillaient les commerces et les restaurants à toute heure de la journée ou presque. Mais aussi le cimetière Montparnasse, le parc Montsouris, la caserne des pompiers de la rue Didot, là où avait vécu Georges Brassens. Ce sont ces morceaux de Paris, un peu à l’écart, dérisoires, illusoires même, qui, explorés en sa compagnie, m’ont le plus émue.

Ce sont également toutes ces promenades que nous faisions dans les petites rues qui longeaient le treizième arrondissement : le quartier de la butte aux cailles, la cité fleurie, tous ces petits villages colorés en plein Paris qui donnaient ce supplément d’âme, cette simplicité, cette modestie touchante à la capitale d’ordinaire si majestueuse, si arrogante.

Je me rappelle, par exemple, nos pas tracés ensemble sur le sol poussiéreux du jardinet intérieur de la villa Daviel, nos souliers usés jusqu’à la corde d’avoir trop marché. Nous étions alors au mois de juin, le parfum des roses et des hibiscus nous enivrait, distillant dans l’atmosphère perlée du soir quelques fragrances subtiles qui donnaient l’espoir d’une nuit claire, étoilée. Quelques moineaux, attirés par les miettes que nous leur lancions, nous saluaient de leur chant vibratile. Et au loin, nous entendions le vrombissement de la rame du métro aérien qui passait par la station Corvisart comme pour rendre plus réelle notre halte dans ce havre de paix préservé des touristes, tout juste ponctué par le chant des oiseaux et le bourdonnement des abeilles butinant.

Quelquefois, assis sur les bancs de pierre en forme de ramures d’arbres du parc Montsouris, mon grand-père me narrait les péripéties de son service militaire passé au Liban. Les tilleuls du parc frissonnaient alors sous le doux chuchotement de nos voix, tandis que le bassin d’eau bleue reflétait, comme un miroir, les linéaments noueux des arbres multi-centenaires : saules ou hêtres qui abritaient religieusement nos paroles ainsi que celles des oiseaux alentour.

De son enfance, il parlait rarement. Moins encore de toutes ces années passées en Égypte jusqu’en 1956, date de la nationalisation du canal de Suez et de son retour précipité en France. J’avais l’impression que jamais il n’était parti de Paris. C’était la ville de mon grand-père. Elle lui appartenait et il me la faisait découvrir à travers ses yeux de promeneur infatigable.

Le soir, au terme de nos nombreuses promenades, le ciel se colorait parfois de rose et nous apercevions en filigrane la silhouette élancée de la Tour Eiffel comme l’aiguille d’une immense boussole qui nous indiquait le chemin du retour en même temps qu’elle nous signifiait de partir. Douce exhortation à bientôt clore notre périple ! Charmant vagabondage que jamais je n’aurais voulu achever !

Côte à côte, en silence, compagnons de route dans ces petits sentiers, nous ressemblions alors, de loin, à deux minuscules silhouettes noires clopinant dans le jour finissant, presque des têtes d’épingles qui s’en allaient se fondre dans le crépuscule parisien.

De temps en temps, lors de mes retours à Paris, je crois nous voir encore cheminer, comme dans un rêve, dans les ruelles de la capitale. Cela fait vingt ans, presque, que ces promenades ont cessé et encore maintenant, elles continuent de me manquer.

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