Les chroniques poétiques d’Alix Lerman Enriquez
Tous les matins et tous les soirs, sur le chemin de l’aller et du retour mon école, je regardais le même cerisier du Japon au bord de la route. Fragile efflorescence, frêle et illusoire morceau de poésie au milieu du bitume froid et gris que maculait la pluie et le ciel bleu cendre. Tous les matins et tous les soirs pendant toutes mes années de primaire, je l’ai observé cet arbre aux branches enchevêtrées qui semblait me regarder de ses yeux doux incrustés dans l’écorce de son tronc gracile. Le matin, il semblait me héler alors que je me pressais sans enthousiasme vers le préau de l’école élémentaire, à quelques pas d’ici. Le soir, il semblait m’encourager après ma rude journée passée à travailler, à écouter les diatribes du professeur et recopier le tableau noir.
Tous les matins, il me servait de repère, de talisman pour commencer ma journée et continuer ma route. Lorsque je me levais de bonne heure, c’est à lui que je pensais. Sur le chemin du retour, c’est encore vers lui qu’allaient mes pensées. Il était mon tuteur, mon guide, mon réconfort. Tous les jours il semblait le même et pourtant, il changeait bel et bien au fil du temps et des saisons.
En automne, je le voyais se couvrir de flammes rouges et jaunes comme une torche enluminée dans la nuit noire. Peu à peu, il perdait ses flammèches qui roulaient sur le sol ensanglanté. La brise les balayait d’un coup sec et il m’arrivait de ramasser quelques feuilles pourpres, de les extraire de ce brasier incandescent pour les porter à mon visage, en sentir l’humus, en palper les nervures écorchées, en broyer le grain rugueux, le pigment rouge qui s’effritaient sous la lumière d’octobre.
En hiver, mon cerisier, soudainement nu et soumis aux rudesses du gel, étendait ses branches glabres comme un candélabre couvert d’une fine couche de glace ou de poudre blanche. J’étais triste de le voir si démuni, entouré d’une épaisse écorce d’albâtre qui le faisait paraître figé, immobile, pareil à un gisant sculpté sur un tombeau de pierre.
Au printemps, c’est là que je le préférais, il était comme une immense fleur pétulante et coloriée de rose que je ne me lassais de regarder. Parfois, il m’arrivait de cueillir impunément deux ou trois bouquets de ces petites fleurs lumineuses comme des broches couvertes de soie et de rosée. J’en plantais une à ma boutonnière, gaie comme un pinson, respirant les senteurs vernales à pleins poumons, me sentant renaître après les rigueurs de l’hiver. Et quand en septembre à la rentrée des classes, la ronde des saisons s’achevait pour repartir encore, la nostalgie de ses fleurs m’empoignait.
En été, mon cerisier perdait ses fleurs roses déliquescentes pour laisser place à des cerises rouges et juteuses qui me tendaient les bras. Ces petites baies pourpres et délicieuses avaient le parfum du fruit interdit, la saveur du soleil et au retour de l’école, il m’arrivait d’en cueillir des brassées entières pour les dévorer avidement à pleine gorgées.
Trente ans après, je ne sais pas ce qu’est devenu ce cerisier que j’affectionnait tant, lui qui a enflammé mes années de jeunesse et m’a permis de ne pas fléchir, de toujours aller de l’avant. Est-il encore debout, droit comme un « i », prêt à recevoir toute la lumière du monde, tout mon amour que je n’ai su donner à d’autres ? Mon compagnon de jeunesse est-il toujours là à me guetter, à ployer sous le poids de ses fleurs frêles et magnifiques comme des papillons de soie ?
Je n’ai pas voulu le savoir au risque d’être déçue, de ne revoir qu’une pâle figure, qu’un fantôme d’arbre, qu’un spectre de cerisier que seuls mon souvenir et mon imagination débordante d’enfant auraient créé, idéalisé comme un sublime rempart à ma tristesse et mes angoisses d’antan.
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Page mise à jour le 2 décembre 2023
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