Un billets de Florian Forestier
Même si la production de la pensée est dynamique, les aspirations artistiques réelles, un certain nombre de facteurs empêche ceux qui auraient pu être alliés de se trouver. Nous sommes nombreux à vouloir la même chose et ne nous rencontrons que pour nous contredire. Les sources de malentendu se sont multipliées, la force de les dissiper nous manque ; on dirait même que souvent, c’est nous-mêmes qui ne voulons pas entendre, préférons la sécurité d’un langage qui fonctionne trop bien, coupons court à toute possibilité de rencontres. Une des causes, pensons nous, de cet état de fait, est l’exigence d’actualité perpétuelle qui nous est faite. Il n’y a, dans nos discussions et dans l’espace public en général, plus de place pour ce qui ne fait pas immédiatement et totalement sens. On dirait qu’une exigence de pleine lumière nous interdit de nous soucier des nuances et nous impose de viser l’intelligibilité sans détour. Au contraire, nous avons du mal à faire vivre ce qu’on arrive pas à relier à nos problèmes immédiats, ce dont on ne voit pas tout de suite l’objet et qu’on peine à inscrire dans le concret. Tout ce qu’on ne possède pas d’un seul regard, qui appelle la patience, le travail qu’on laisse, qu’on reprend, semble voué à rester sans réponse. Tentons de formuler quelques hypothèses.
haut de page1.Le règne du sens saturé
Pour le dire simplement, il nous semble que tout un pan de la vie collective tend de plus en plus à imposer une sorte de saturation du sens1 et des mots, comme s’il fallait, pour un certain nombre d’actes et de situations, se montrer immédiatement et en entier, montrer d’une certaine façon patte blanche. Précisons qu’en soi, une telle contrainte est, sinon légitime, du moins inévitable ; la cohésion des contextes pratiques exige qu’il y ait, en eux, une certaine saturation du sens. Il faut bien, autrement dit, qu’il y ait de l’irréfléchi pour que la société tienne, qu’elle ne soit pas seulement une abstraction. Depuis qu’il y a des sociétés organisée, celles-ci développent des techniques de sélection et de classement, produisent des institutions pour soutenir, complexifier les automatismes, les « collectiviser »2. La vie sociale a toujours combiné une multitude de rythmes, depuis les sollicitations les plus urgentes et les plus irréfléchies de l’actualité, jusqu’aux temps longs et souterrains de la science ou des arts.
Mais pendant longtemps, cet enchevêtrement a permis de laisser à l’inactuel, à l’informulé, une place qui lui permettait de prendre forme, d’agir, d’amener en surface son travail d’abord souterrain. À présent au contraire, on dirait que la saturation pratique tend à dévorer tout le reste, que les degrés de libertés disparaissent peu à peu, qu’une forme d’actualité bâtarde du sens s’impose – que cette précipitation, par ailleurs, interdit tout recul vis-à-vis du monde constitué et nous condamne, quelles que soient nos velléités, à nous débattre en lui sans pouvoir rien y changer. Historiquement, en effet, le neuf a rarement surgi en sur-présence sur la scène du monde au fracas des trompettes ; le plus souvent il a fait lentement et subtilement son chemin et les rares conquêtes de l’impatience n’ont fait, la plupart du temps, que répondre à des situations exceptionnelles que seule la décision d’une volonté active et insatiable pouvait débrouiller.
Reste donc à se demander ce qui a permis aux institutions du sens d’acquérir cette autonomie inquiétante, d’imposer leur simulacre rigide d’objectivité. On pourrait avoir tendance à ne voir là qu’un des effets d’un processus de rationalisation et penser, par exemple, que la vie sociale accélérée et complexe qui est la notre a fait du temps une ressource stratégique et qu’à libérer ainsi le langage de son inscription dans la longue durée, on ne fait que parer au plus pressé (c’est, disons, qu’une société qui n’a pas de temps à perdre à explorer les nuances exige, sous peine de le laisser aller dans les limbes, la pleine transparence du sens et l’évidence de son contenu). Cette explication peut séduire. Lorsqu’on est tiraillé entre les registres, les styles, les expériences, il peut paraître à la fois rationnel et rassurant de choisir ce dont on est le plus immédiatement sûr, de préférer le risque de la banalité à celui de l’absurdité.
Mais cela ne nous dit rien sur ce qui pousse les langages à se fragmenter et à se multiplier ainsi. Si la sensation d’urgence est réelle, il n’est pas sûr qu’elle soit cause et encore moins qu’elle soit un donné irrévocable. La fatigue, si elle existe, n’est pas une explication suffisante ; on peut bien dire que les esprits assaillis de trop de façons différentes, par trop de choses, sont poussés à instaurer des principes de sélection a priori lesquels, de fait, exigent que tout ce qu’ils rencontrent puisse être décodé vite et facilement, on pourra toujours répondre que la nécessité de réagir à court terme n’interdit pas, par ailleurs, le travail d’incorporation et d’assimilation. Depuis que la société existe, l’art de frapper les esprits, d’entrer dans les schémas de la doxa ou de passer par eux pour dire quelque chose d’autre, est connu. Les philosophes eux aussi ont été conscients qu’il faut bien d’une façon ou d’une autre, se rendre sensé pour la doxa et se montrer signifiant pour elle, si l’on veut exercer la séduction qui est le premier moment de tout itinéraire de pensée. Toute vérité se prépare, ne se dévoile qu’à l’issue d’un processus qui en expose l’intelligibilité. On a toujours su, autrement dit, concilier la réaction brève et le travail de la durée, et si l’arbitrage entre les deux n’est plus possible, c’est que d’autres facteurs entrent en ligne de compte.
haut de page2.La perte de confiance dans le temps
La société contemporaine, en voulant secouer le joug du temps long, a donné à l’impatience des lettres de noblesses. Mais l’impatience géniale du grand homme, « cheville » de l’histoire, s’est toujours nourrie du temps long ; l’impatience qui prévaut à présent est quant à elle continuelle, refuse toute résistance et exige que tout soit immédiatement donné. On a remarqué depuis longtemps qu’une même tendance, qui accompagne la fragilisation des cadres institutionnels du sens et de la vie sociale, conduisait à chercher refuge dans les pensées d’ordre. L’ordre pour l’ordre, on le sait, n’est jamais que le dernier stade de l’impatience ; on cherche rarement à restaurer l’harmonie quand on veut retrouver une discipline perdue. L’impatience, la rébellion qui survient quand le monde cesse d’aller de soi, ont pour stade final l’encasernement. Le rejet du réel, quand son intelligibilité manque, culmine avec l’affirmation revendiquée du refus de toute intelligibilité, la capacité3 d’une volonté à se donner elle-même implacablement sa loi, la toute puissance de sa décision – en ce qu’elle a précisément de gratuit et d’aveugle.
De même, il nous semble ici que les processus de rationalisation/formalisation qui imposent la saturation du sens n’ont pas pour but de raffermir la prise qu’on a sur lui, de retrouver une intelligibilité menacée mais, de façon plus inquiétante, de neutraliser totalement ses possibilités de « faire question ». D’un point de vue psychologique, c’est vrai, il est logique que l’homme cherche à restaurer des certitudes et des absolus quand il a perdu ses repères ; du point de vue de la pensée, il faut, à notre avis prendre en compte un facteur supplémentaire, à savoir une sorte de refus de tout contact avec le « contenu » de ce que nous pensons. On peut parfois avoir l’impression que notre époque a tendance au contraire à mettre du symbolique partout et à traquer le sens partout où il se cache ; mais rendre le sens visible et dominable, c’est précisément refuser de le rencontrer comme sens, c’est chercher un autre présent, stable et disponible, derrière celui qui nous paraît encore trop fragile. Pour nous, le crédit accordé au habitudes et aux normes formelles n’est que l’envers d’une perte totale de confiance – dans le sens d’abord, dans sa propre capacité à le reconnaître ensuite. La rationalisation extériorisée et mécanique n’est jamais elle-même, semble-t-il, que la contrepartie d’une perte de confiance en la pensée et en nous-mêmes.
D’une part, la dissolution des principes structurants laisse notre pensée, habituée à la centralité organique du sens, désorientée. L’intelligibilité, si l’on veut, a longtemps été implantée dans l’être – le réel en soi-même devait être intrinsèquement pensable et compréhensible4. Lorsqu’il n’y a plus de grand contexte pour soutenir et recueillir tous les autres, c’est le néant qui, à travers la question du sens, frappe à la porte du monde et on préférera toujours la sécurité de l’insignifiant à la menace de l’abîme. Ce n’est pas pour rien d’ailleurs que la philosophie rencontre de nos jours une telle hostilité ; elle est par essence rétive à toute compréhension immédiate et regarde avec défiance toute stratégie d’auto-possession du sens ; elle tourne de force nos yeux vers un abîme alors que rien ne nous retient plus au-dessus de lui.
D’autre part, l’affectivité collective qui donnait à la fois une étoffe au temps et une cohésion charnelle au sens s’affaiblit. L’horizon d’une confiance commune dans le sens permettait de le laisser travailler, produire, de faire, si on veut, crédit à l’absence, d’incorporer activement le « non sens », en tirer quelque chose comme une stimulation plastique. La perte de confiance dans le temps se traduit au contraire par le désir du présent nu et sans distance, car tout abandon au temps expose à la certitude d’une perte que rien ne relève plus. Un certain nombre de facteurs a contribué à défaire le travail immanent des affects qui alimentaient la passion du sens – la perte de crédit de ses mobiles rationnels, bien sûr, mais aussi la fragilisation des conditions matérielles de la cohésion affective, par exemple la dispersion de l’existence collective en une multitude de contextes pratiques hétérogènes qui résistent à toute inscription du sens dans la durée. En contrepartie, l’affectivité résiste à son morcellement en sur-investissant le « déjà là », en s’enchaînant pathologiquement à la doxa.
Pratiquement, personne n’a la force de tenir seul le pas gagné quand il s’agit, sans recours autre que sa propre volonté (qui elle-même n’est plus enveloppée dans une disposition affective et collective qui la motive), de serrer ensemble le oui, le non et le peut-être, de porter, activement, le poids de la nuance. Quand les instances d’objectivation n’objectivent plus – à peu de choses près – que ce qui est immédiatement dans tous les esprits, c’est toute la société qui est condamnée au narcissisme. Quand l’espace public n’est plus capable de porter aucune nuance, quand le sens ne rencontre plus aucun porteur objectif, il finit fatalement par disparaître, car l’existence privée nivelle tout. Quel que puisse être le rôle de la diffusion latérale (moléculaire, dirait Deleuze) de la pensée, celle-ci ne peut remplacer l’espace public, même si elle en modifie peut-être la forme. L’extériorisation du sens – l’arrachement qu’elle présuppose – reste un moment décisif car rien, dans l’expérience personnelle, ne peut une fois pour toute garantir qu’on « touche » effectivement quelque chose, et rien ne peut, a priori, distinguer une fois pour toute le journal de Kafka d’un article de la presse de caniveau5. Ce n’est pas, comme on l’a trop facilement dit, une question d’interprétation ; mais l’affectivité, qui modèle et imprègne le texte, accède à elle-même parce que son passage au langage la rend partageable et en fait éclore le noyau d’intelligence obscure6.
haut de page3.La crise de la médiation
Des artistes, au moins depuis Dada, veulent tenir compte de ce que le rapport au sens a changé, que lui-même n’est plus donné, que la confiance qui le tenait ensemble se délite et que la sur-présence appelle de nouvelles stratégies de mise en jeu. L’exploration du sens par approfondissement, le « pas à pas » du travail des nuances, semble menacé à la fois de mutité et de stérilité ; si l’effort ne peut se posséder dans la durée, si le contact se rompt sans cesse, il faut casser l’immanence de l’acte au sens. Ce qui s’appelle dispositif, performance, vise ainsi toujours à désaturer le sens en ébranlant les contextes qui le supportent, à sortir de leurs gonds les catégories de l’interprétation, à contaminer, parasiter, subvertir les pratiques. Mais :
•Les dispositifs ne fonctionnent pas s’ils ne sont pas eux-mêmes mis en œuvre dans une situation propice. Il faut pour le moins tout un travail muséographique, de mise en scène, pour qu’une installation ne reste pas lettre morte et qu’elle suscite une véritable rencontre. À tout le moins, ce n’est pas par la suspension esthétique qu’on active quand on avertit par avance que « c’est de l’art » qu’on atteindra son but, si c’est celui-là. On ne suscitera pas de méfiance face à l’apparente stabilité des choses si on ne surprend pas la doxa sur le vif.
•Ensuite, si, comme nous le pensons, la saturation du sens n’est pas un processus de reconquête mais d’évacuation, si, autrement dit, on vise seulement par là à tuer purement et simplement le sens – et l’inquiétant abîme qui hurle en lui – les pratiques de subversion mécanique manquent leur but, car on peut très bien sauter de la doxa à la doxa sans aucune remise en cause du monde constitué. La question, disons, est de savoir s’il faut lutter contre « un langage dominant » qui brimerait les autres, ou si c’est la simplification des langages en général – quels qu’ils soient – qui nous menace.
S’il y a quelque chose à faire, c’est donc de travailler à installer des lieux de consistance qui retiennent, accueillent les rythmes que la société écrase. Celle-ci est en effet très douée pour créer des symboles, susciter autour d’eux une accrétion artificielle de sens mort – pire, les instituer comme des poubelles où l’on projette et finalement abandonne tout sens, porteurs béants d’illusions et de fantasmes qui deviennent ainsi arbitrairement signifiants ; il faudrait, en retour, susciter des figures masques, qui ne valent ni par ce qu’elles cachent, ni même par l’illusion qu’elles donnent de cacher quelque chose, mais par le « jeu » qui court à leur surface et défigure le présent à même sa présence apparemment pleine. C’est abstrait, vague, ça donne peu d’indications sur le programme qu’on peut effectivement mettre en œuvre. Je ne donnerai qu’un exemple – il vaudra ce qu’il vaudra – en parlant de l’architecture des villes. La disposition des lieux, le mélange de leur personnalité et de leur impersonnalité, l’ouverture seulement physique d’espaces où ordre et hasard se confrontent, tout cela configure déjà une certaine forme de partage du sens.
haut de page4.Pour finir
Un dernier mot sur la France, parce qu’on y joue, semble-t-il, une variation bien spéciale sur cette partition. Une tradition qui assimile toutes les formes d’expression collective à une vision elle-même dénaturée du politique, multiplie les mots d’ordres et oblige toute pensée à comparaître devant des tribunaux qui ne la concernent pas : nous sommes assourdis par l’incroyable bourdonnement du bavardage mondain. La sous-culture a banalisé un certain nombre d’images qui s’imposent facilement aux esprits et sous lesquelles on range tout et n’importe quoi. Disons qu’on a de plus en plus tendance à accorder à la parole une écoute symptomale ; on croit un peu vite, à partir de quelques indices, identifier la personne en entier, savoir précisément d’où elle parle, comprendre la soi-disant cohérence de ses positions, de sorte qu’on ne prend pas la peine de chercher à entendre quoi que ce soit7. Cette condescendance généralisée porte certes tort à nos rapports quotidiens, elle a surtout des conséquences catastrophiques en ce qui concerne l’espace politique et artistique.
L’autre forme de notre lâcheté est l’ironie : nous nous donnons l’impression de ne pas être dupes, d’ébranler l’évidence du donné en choisissant systématiquement la mise à distance, mais celle-ci ne fait que suspendre sans comprendre et ne peut que rester prisonnière de ce dont elle se moque. Nous affirmons fièrement savoir que le donné ne vaut rien, mais nous refusons par ailleurs qu’il y ait quoique ce soit d’autre que le donné ; autrement dit, nous nous avouons fièrement notre médiocrité, mais ça ne nous empêche en rien de rester médiocres8. D’un point de vue stratégique, on peut admirer l’habileté de quelques écrivains (on les reconnaîtra) qui ont réussi à faire de leur impuissance et de leur veulerie une norme du génie ; tout est nul, disent-ils, et du coup, toute œuvre vivante est lâche, seule leur platitude est courage. On a parfois l’impression – et ceux qui l’affirment pensent vraiment se montrer subversifs – qu’il n’y a dès lors plus que des bavards plus ou moins plats et plus ou moins virtuoses9.
Mais il y a dans tout cela une raison, même très ténue, d’être optimiste. Dans beaucoup d’autres pays, et de plus en plus, une sorte de passion moyenne vient à renaître : on se comprend un peu, on s’écoute à moitié, on se partage, disons, un peu de sens, sans que ça puisse aller très loin. Une création hygiénique va évacuer le trop plein ; vaille que vaille, c’est un espace de liberté. De notre côté, au contraire, une sorte de mouvement plus violent a l’air de vouloir naître en réaction d’un long étouffement. On dirait que les apôtres du parler vrai et des solutions de bon sens vont parvenir, négativement, à coaliser ceux qui se trouvaient sans patrie. Il y a parfois des moments où l’on est amis d’abord parce qu’on reconnaît les mêmes ennemis et il n’est pas exclu que cette communauté, réactive c’est vrai, confrontée à la pétrification des vieux symboles, à l’encasernement manifeste de la pensée publique, soit forcée de forger à neuf ses propres mots.
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