Un billets de Florian Forestier
Plusieurs facteurs contribuent de nos jours à ôter aux pensées, aux actes et aux paroles leur pouvoir de créer, d’accomplir, de révéler. Condamnés par l’absence d’échos à la liberté de crier dans le désert, nous sommes enfermés dans l’espace grisâtre de notre autonomie. Disons que nous sommes seuls parce que nous ne nous donnons plus les moyen de rien rencontrer, que rien n’arrive que nous n’ayons nous-mêmes mis en scène. Le monde ressemble à une chambre dont les murs sont écartés aux dimensions de l’univers. Il n’est même pas notre monde comme on dirait notre rêve, il n’a ni les couleurs ni le style pour cela. Certes, nous y trouvons toujours et partout notre image, mais elle est floue et fade. Ce monde est une sorte de sphère fermée, mais sans limites, « engrisée » par toutes les routines et les automatismes de la vie quotidienne. Je sais qu’on s’évertue à montrer à quel point ceux-ci sont déjà chargés d’individualité mais, sans rire, cela ne va tout de même pas bien loin : on ne fait pas un monde commun à partir d’une brosse-à-dents, quoiqu’il en soit. Ici, nous sommes chez nous partout, mais chez nous comme à l’hôtel, un peu nulle part, aussi.
Faisons, pour nous expliquer mieux, un petit détour par la question de la perception et du corps. À ces niveaux, l’expérience du réel est normalement double. D’une part, ce que nous percevons, ce qui nous est donné directement (ou potentiellement) dans cette expérience. Cela, nous le percevons bien sûr, mais nous en sommes aussi toujours un peu détaché. L’aspect de nature que nous voyons, nous n’y sommes pas collés sans retour, nous pouvons aussi anticiper son contournement, soupçonner sa totalité. Notre espace potentiel, de mouvement, mais aussi, de sens et de savoir, déborde notre espace immédiat. Mais cette capacité de flotter, de dépasser, de donner sens au débordement perçu sur lui-même n’est pas illimitée : nous somme aussi enfoncés nous-même dans le réel, comme au sein d’un espace qui nous dépasse absolument. Le monde va bien au-delà de nous ; il est premier, anticipe, propose, résiste ou le plus souvent reste neutre et indifférent. Un rythme d’appartenances nous y inscrit et, sans nécessairement nous y enraciner, nourrit notre existence en lui, lui donne poids et substance, nous soulage en quelque sorte d’une autonomie qui devient illusoire et virtuelle tant on la dit sans limites2. L’antécédence du monde n’est donc pas seulement théorique : c’est à partir d’elle, à partir de cette manifestation d’extériorité irréductible qu’actes, pensées, paroles se rassemblent et se concentrent pour négocier avec elle, se laisser pénétrer, parfois nourrir, souvent désarçonner et le plus souvent simplement emporter.
Seulement, parfois, le poids de l’extériorité du monde disparaît. En psychanalyse, c’est une forme pathologique d’immaturité prolongée, l’espace qui demeure clos sur lui-même comme un giron, une caverne sans dehors, s’enraye sur sa propre permanence et se ferme à tout accident et à toute nouveauté. Du coup, toute la plasticité qui traverse les actes, les paroles et les pensées se défait et la totalité rythmique du corps se désagrège et perd son efficace. La prise sur le monde lâche et ne peut plus mouvoir l’effort et la persévérance. Avec cela, surtout naît une forme de traumatisme. Car le réel est bien là ; lorsque nous désactivons les portes par lesquelles il peut, sinon accéder au sens, au moins toucher à lui, il ne cesse pas de hanter notre expérience. Seulement, il s’y glisse furtivement, passe sous la peau, donne des coups de poignards dans le dos. Bien sûr, ce n’est pas neuf ; le réel nous prend toujours un peu sous la ceinture. Mais son opacité, la certitude d’un dehors, la certitude que l’existence est bien réelle parce que nous ne cessons effectivement d’y être surpris, nous arme aussi bien pour réagir à l’insensé. Les coups de poignards, nous ne pouvions les amortir, mais nous savions au moins que faire de la douleur, nous savions comment crier, comment conduire au sens un peu de l’insensé. Et maintenant ? La dialectique de la puissance et de l’impuissance a cessé et l’impuissance reste impuissante. Lorsqu’à présent, nous nous présentons nus et narcisses comme des nouveaux-nés, l’insensé reste insensé, le cri est animal et le silence se referme sur lui comme l’eau sur une pierre tombée tout droit.
La manifestation la plus explicite de cet état de fait est la prodigieuse extension de la sphère privée car la réalité du monde est bien d’abord affirmée par l’élaboration collective que nous en donnons. L’action, politique ou artistique, a de fait perdu la dimension d’extériorité qui le définissait. L’exemple mérite qu’on s’y arrête. C’est parce que l’œuvre ou le geste qui l’accompagne sont privés de cette aura potentielle que peuvent ouvrir l’exposition (simplement, de naître, de se détacher de leur gestation, d’en recueillir par cette indépendance toute l’opacité et tout le caractère énigmatique, bref, de porter une universalité potentielle). Alors l’œuvre ou l’acte ne valent plus qu’à l’aune de leur auteur qui lui-même ne vaut qu’à la mesure de l’image qu’il parvient à créer3. La notoriété suscite ainsi un succédané d’élection ; elle créé gratuitement la différence, confond sa cause et sa conséquence. Le salut médiatique pose en quelque sorte une différence absolue sans nier l’irréalité tout aussi absolue de l’existence singulière. En quelque sorte, nous devenons les supports vides de représentations collectives qui s’attachent à nous au gré d’événement sans que nous en maitrisions rien. Il y a là, notons-le, un assez fascinant aveuglement car, derrière cette apparente pluralisation des valeurs, demeurent bien des portes de salut obligés, il y a le respect d’une seule et unique compétition à laquelle personne ne doit pouvoir se soustraire et dont les règles, mêmes les plus aberrantes, s’imposent à tous qu’on veuille ou non les reconnaître. L’homme, entrepreneur de lui-même, ne connait que la loi du marché pour redonner un substitut de consistance à sa réalité.
On ne reviendra pas sur les causes du phénomène car nous ne décrivons rien d’autre qu’une forme pernicieuse d’aliénation. Il y a bien ici, selon nous, deux phénomènes concomitants. D’une part, un processus intellectuel, idéologique et spirituel qui nous restitue ce que nous prenons pour maîtrise et qui n’est en fait qu’une nouvelle responsabilité vis à vis du sens – de la façon dont nous entendons continuer à répercuter en nous la réalité du réel quand ses référents maîtres se sont évanouis (disons, ne vont plus de soi et, en tout cas, ne peuvent plus rien tenir). D’autre part, les forces économiques, sociales et politiques qui empêchent que s’ouvrent les espaces où la question de cette extériorité puisse à nouveau se poser, où l’évidence de la réalité du réel de l’existence puisse s’échanger, nourrir une création menée « ensemble ». Le capitalisme, signalait déjà Marx, défait tous les liens sous « les eaux glacés du calcul égoïste » et l’usage qu’il fait de la technique découpe irréductiblement l’existence en morceaux jusqu’à rendre le soir étranger au matin. Les réponses que les uns et les autres proposent à cet état d’ingratitude4 sont également connues et manquent souvent leur but. Il ne s’agit pas en effet de conserver ce qui ne peut plus l’être, de renflouer ce qui a sombré, de créer à l’image du passé, un substitut de réalité tout aussi trompeur que les simulacres qu’on en propose. Comme l’écrivait l’architecte Pierre Riboulet, « Il ne s’agit pas de refuser le monde qui vient en s’agrippant au monde qui part, mais de faire en sorte que les positivités du monde qui part ne soient pas prises dans la tourmente et que l’on sache les garder.5 » c’est-à-dire de ménager la possibilité de nouvelles incarnations du sens et la naissance d’institutions collectives capables de les porter.
Si toute restitution collective de la réalité du réel est vouée à l’échec, si l’espace commun sous la forme unifiée et décisive de l’agora est un mythe, il y a bien, toutefois, une responsabilité collective, même cette nouvelle forme d’émancipation a quelque chose d’urbaniste. Ce n’est pas pour rien, en d’autres termes, que la pensée d’un architecte a pu venir à l’appui de nos idées. Il s’agit proprement de ménager la possibilité d’un être-ensemble et d’un œuvre-ensemble, c’est-à-dire concrètement, de construire des espaces dans lesquels le sens puisse à la fois circuler et tenir ou, plus métaphoriquement, le dehors soit effectivement dehors6. C’est donc, à proprement parler, une refonte des catégories de l’agir et de l’être en commun qui doit intervenir puisqu’il s’agit plutôt de « se mettre en condition de l’être » en se donnant les moyens d’être saisis par l’extériorité du réel, en adoptant une sagesse active et stratégique qui ménage à la fois la possibilité de son repli et la nécessité de son exposition. Car la communauté se nourrit autant d’espace que d’un commun néant. La force du christianisme naissant fut bien de bâtir une communauté d’espérance et de foi sur l’abîme d’une révélation rétive à la lumière du monde (l’objet dernier de l’esprit n’est d’abord commun qu’en sa négativité, quelque soit la positivité qui y germe ensuite). C’est aussi bien, donc, la solitude, délivrée des fantômes dans lesquels elle se pulvérise qui peut fournir le lien de ce que rien ne lie plus et son cri nu qui peut devenir la plus évidente affirmation du sens lorsqu’un espace permet cet entre-nous7, l’échange de l’impartageable.
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