Un billets de Florian Forestier
Dans ce petit texte, nous tentons de cerner la nature de la passion de l’argent en tant que telle, et le caractère spécifique qu’elle prend à notre époque. L’argent participe, on le sait, d’un système d’élaboration symbolique de la réalité et la passion qu’il suscite s’enracine aussi dans ce qu’il permet de capturer et de mouvoir du réel. Nous commençons par rappeler d’une part les formes selon lesquelles l’argent se présente et la façon dont s’y attache chaque fois la passion, puis cherchons à préciser ce qui la motive en nous inspirant de ce que les moralistes, économistes, psychanalystes ont pu en dire. Nous en déduisons que la passion de l’argent est une forme exacerbée d’idéalisme, et qu’elle représente précisément à notre époque l’idéalisme des « non-dupes », de ceux qui se veulent délivrés de toutes les illusions.
haut de page1. Demandons-nous d’abord quel peut être l’objet de la passion de l’argent en distinguant les formes et rôles de celui-ci et ce qu’il représente lors. Échangeur universel, réserve de valeur et réserve de liquidité, l’argent est monnaie métal, scripturale, fiduciaire… Ce qu’on appelle argent connaît de nos jours différents degrés de volatilité constituant ce qu’on appelle les « agrégats » (selon la disponibilité des formes de monnaie qu’ils contiennent). Le désir s’adapte et se modifie selon qu’il se porte sur ces formes, selon la consistance qu’une confiance collective donne, ou non, à ce qui s’avère de plus en plus insaisissable et abstrait. L’arbitrage entre consommation et épargne, entre les différentes formes d’épargne (thésaurisation ou investissement… et quel investissement ?) a ses raisons qui ne sont pas de rationalité pure1. À ce titre, l’évolution des comportements est manifeste. Ce qu’on considérait autrefois comme la possession essentielle, la propriété foncière, est aujourd’hui considérée comme un placement parmi d’autres, comme si le désir de possession changeait d’aiguillon et que la pierre devenait une forme de papier.
L’histoire morale de la passion de l’argent est également chose ancienne2. En tant que médiateur universel, l’argent occupe une place à part dans l’échelle des biens, et la convoitise qui s’y attache une forme particulière. Les moralistes, depuis longtemps, on noté que la passion de l’argent, par l’abstraction de son objet, ne porte en elle aucune mesure, et qu’elle est habitée d’une sorte de mauvais infini3 qui en fit même, longtemps, un rival de Dieu que les apologistes chrétiens combattaient. Il fallut, peu à peu, la mise en place des structures économiques du système capitaliste pour qu’on se mette à considérer la passion de l’argent comme facteur de stabilité4, que la thématique de l’intérêt remplace celle de la passion5, que celui-ci devienne, ce qui régule et discipline celle-là6. Mais ce changement de cap n’efface pas pourtant la question initiale ; l’intérêt ne fait au fond que refroidir sans passion de l’argent sans en modifier la forme. Marx a montré comment celle-ci participe d’une forme de fétichisme qui cimente l’ordre social7, mais y inscrit également, par le recul qu’elle implique, le pouvoir anonyme, qu’elle manifeste, une hétéronomie signe d’aliénation et de séparation8. Simmel, dans sa Philosophie de l’argent, a analysé son rôle dans les processus de rationalisation qui traversent les sociétés occidentales. L’argent favorise est synonyme de déracinement, de laïcisation et de désacralisation, promeut la négociation… Rationalisations que Habermas, prolongeant la pensée de Weber, a de son côté analysé, dans une perspective que nous partageons, comme des formes de délestage de la prise en charge du monde9 : si aucun discours ne peut prétendre imposer aux autres ses normes et ses valeurs, si rien ne tient plus en soi-même le principe de sa consistance, alors l’échange économique finit par remplacer tout discours. On voit bien poindre ici, avec la passion de l’argent, une forme de déni du monde.
haut de page2. De notre côté, nous irions jusqu’à parler d’une véritable théologie négative de l’argent. Avarice et avidité sont depuis longtemps associées par la tradition – littéraire, philosophique, économique, et surtout psychanalytique – à l’argent dans sa matérialité, la soif de l’or. Il y a dans l’avarice quelque chose d’un échec de l’ouverture à l’espace de jeu qui prépare la subjectivation, quelque chose d’enrayé dans le mécanisme de l’objet transitionnel, dans le mouvement du désir qui s’obnubile sur un objet-miroir. Mais il y a aussi en lui un refus de l’exposition au temps et au réel comme structure de perte, le fantasme d’une sorte de complétude, comme si l’avare refusait de jamais rien laisser aller de lui-même. La soif de l’or est une passion de nourrisson, mais elle n’est peut-être pas, à notre époque, la plus significative. La figure même de l’avare en atteste. Car l’avare vit finalement pauvrement. Il se retire parfois pour contempler son or, mais si peu… Le trésor finit en saint des saints qu’aucun regard n’ose plus profaner, en vide retourné au vide, substitut d’abîme divin. La vieille opposition de l’argent et de la foi naît finalement d’une complicité plus étroite que les moralistes ne voulaient bien l’avouer de Dieu et de Mammon… L’argent fonctionne de façon plus subtile que l’idole ; il est, comme Dieu, réserve d’invisibilité et irréalité fondatrice10.
Passion de l’argent et matérialisme ont finalement peu en commun : la passion de l’argent est douloureuse. Elle se réclame même de nos jours de la lucidité. Ceux qui désirent l’argent croient faire preuve d’un esprit aigu, n’être dupes de rien mais le désirent par dépit et pratiquent avec lui une véritable théologie négative. Si Dieu est mort, si rien ne vaut rien… alors il faut aimer l’argent pour s’interdire d’aimer tout le reste, il faut vouloir l’argent plutôt qu’assumer l’ambiguïté de l’énigme toujours ouverte du sens et des valeurs. Cette passion ne fait, en fin de compte, que poursuivre l’idéalisme à l’envers : privée d’absolu donné, elle proclame la relativité universelle comme nouvel absolu et la fait virer en véritable religion. Le spéculateur croit agir sur le code du monde : il fournit l’aliment spirituel qui mobilise les forces aveugles qu’il rend seul productives. L’argent crée L’effort individuel n’est que l’occasion née d’une force aveugle que l’argent permet d’incarner. En quelque sorte, l’argent remplace l’absolu littéraire du romantisme. Le financier se pense artiste et maître du seul pouvoir qui demeure, donner corps à l’illusion11. Ne faut-il pas, pense-t-on parfois, considérer le mécène et le producteur plus artistes que ceux qu’ils financent ? L’artiste d’autrefois créait comme une bête ; le financier capte et sublime ce qu’au hasard la nature produit par lui. Il y a là, finalement, un profond fantasme de pureté. La passion de l’argent est un romantisme retourné, poussé à ses conséquences ultimes.
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