Carnets de voyages de Florian Forestier
Washington
Les couchers de soleil à ces latitudes sont silencieux. Cela se fait vite. À cette heure, la maison blanche est bleue. Les gens s’assoient, somnolent et discutent, là, juste devant le centre du monde, sans émotion. La scène est réussie. Cela a un petit air de villégiature : le cœur de cette ville monumentale est aux dimensions humaines.
Le Capitole et le National Mall sont pour l’après-midi. Ici, l’homme n’est plus à la hauteur et les emblèmes sont définitivement romains. Le Capitole a quelque chose de disproportionné. La Bibliothèque du Congrès et la Cour Suprême sont en face de lui comme deux livres massifs. Au frontispice, des lettres trop lourdes pour l’esprit. Le regard aussi se casse en morceaux quand on les lit. Cette république n’est pas faite pour les vivants : on se sent dans les bras d’un géant qui regarde ailleurs, au loin.
New York
Sept fois je fais le trajet de New-Haven à New-York. Au Moma, deux fois, je laisse mon esprit se braiser à l’âtre des Demoiselles.
New York s’enchaîne comme sur un piano jazz. Ces monuments vous donnent l’impression que vous rêvez. Cela marche tout seul. On vous fait une improvisation cubiste du monde.
Sans le ciel bleu, on a tôt fait d’éventer le piège. Times Square, sous la pluie, est triste comme un bac à sable trempé. Sous la pluie, c’est absurde. Cela sonne creux, lumière torve, baveuse. Le rougeoiement qui se tortille, mille-pattes. C’est dégoûtant, creux, triste, si triste. On croyait épouser la ville qui ne dort jamais : pendant que vous rêvez, ce sont vos os qui dansent et claquent en projetant des étincelles. Quand on regarde derrière leur tête, ce sont toujours les mêmes têtards recroquevillés qui ne veulent pas mourir, ne croient en rien, peinent lorsque leur pensée affamée rencontre le noyau de leur existence, immatériel et indubitable. On pourrait croire qu’il suffirait que quelqu’un siffle la fin de la récréation pour que tout s’arrête net.
Tout s’effile, le coin des buildings déchire la brume tombée d’un coup, les rues se vident. Je m’agrippe à Chinatown. M. a nouveau m’a traversé l’esprit ; mais c’est trop loin, et Little Italy n’est plus qu’une anecdote dans le destin galopant de Chinatown. Il ne reste que les plus vieux parrains et les frimeurs ; par mansuétude, les patrons chinois les laissent pavanés sur les terrasses et, derrière, les ordres sont dit avec les yeux. Il y a six ans, quelques costumes blancs tenaient encore le pavé ; cette fois, c’est fichu.
L’Ouest
On n’ôtera pas du souvenir que j’ai de ce désert l’énorme impression de lumière. Un océan de ciel bleu s’engouffre dedans comme par un hublot. Je me souviens d’avoir été comme une trace de cendres qui va vers le soleil.
Le désert californien, à peine déguisé par un peu d’herbe, se poursuit avec le désert Mojave. On ne se rend pas bien compte à cette vitesse à quel point ces étendues ont pu être autrefois de redoutables obstacles. Les tous premiers colons d’ailleurs ne les prenaient pas de front, poussaient plus haut, le long de l’Oregon, retrouvaient le Pacifique entre Seattle et Portland.
Ce n’est pas fait pour les yeux ; les mêmes cactus sur un territoire grand comme notre pays. J’ai presque honte de moi et de mon tout petit aristocratisme efféminé, je me sens la gueule trop propre pour ce coin là.
Une base militaire chevauche une colline ; la zone 51 et ses aliens se terrent derrière une autre. Des premiers casinos, empilés, forment des champignons à l’entrée de l’État du Nevada. Plus loin, c’est toujours le désert, mais, à cette distance où l’on ne devrait encore rien voir, les cubes se découpent déjà sur les montagnes. Cela n’en finit pas de se rapprocher ; les distances trompent. À une dizaine de kilomètres, l’un après l’autre, chacune de ces boites, de ces pyramides, de ces accordéons roses ou dorés, chacun de ces empires. Pas même à New York, on a fait plus énorme. Imaginez, pour chaque casino, un immeuble de trente-cinq à quarante-cinq étages, plus large que haut, campé sur son vivier de parkings, de souterrains. Kheops en taille presque officielle. Le Venetian qui serre dans ses flancs la place Saint-Marc au cœur d’un réseau de canaux sillonné de gondoles électriques.
En attendant les grandes eaux du Bellagio, je me fraye un chemin difficile dans le hall entre les pattes de gros insectes et les tiges plastifiées des fleurs géantes.
Le Paris, en face, blottit au pied d’une tour Eiffel qu’on n’a pas pu contrefaire à l’identique un arc de triomphe qui ne serait pas ridicule sur la Place de l’Étoile.
Le Grand Canyon. J’en ai assez. Il fallait l’avoir vu, mais ce paysage-là tombe de trop. Juste en passant, c’est absurde. Quelques tours sur une terrasse aménagée, un saut en bas, et puis s’en vont. Un paysage a besoin qu’on y marche.
Suspension dans le vide, sauts, chutes libres plus longues qu’une tour Eiffel ; la ville est placée du point de vue de la débâcle. Je m’aventure sous le bombage du Wynn, le plus massif et le plus étincelant des casinos, deux blocs, une cinquantaine d’étages, qui couvrent, avec leurs dépendances, les souterrains, les oubliettes, plus de huit cent mille mètres carrés.
Labyrinthe, échappée, parking, et puis plongeon dans la solitude soudainement tombée, abrupte. Seul sur un terrain vague, étrange bas-fond, poussière, ennui, fatigue, lieu de relégation qui s’étire partout où la lumière ne règne plus. Les nuques éclatent avec des bruits de carton un peu plus loin sous les bulldozers.
Je ne pense à personne.
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Page mise à jour le 2 décembre 2023
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