Carnets de voyages

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Carnets de voyages de Florian Forestier

Équateur

Quito (13 – 14 août 2009)

Le risque sismique, les pistes trop courtes de l’aéroport de Quito, enchâssées entre deux montagnes, l’air raréfié qui, dit-on, déroute bien souvent les pilotes… Sans oublier les deux volcans actifs qui menacent la capitale, bien sûr, le Pinchincha, dont les lahars détournés par des contreforts inviolables ne menacent, beau sens du partage, que les favelas, et le Cotopaxi, bien plus lointain, inquiétant, un de ces quelques titans qui peuvent humilier la bombe H. On ne connaît pas au Cotopaxi ces éruptions méga-colossales qui ont fait la gloire du Krakatoa, du Tambora ou du Laki, et dont toute l’histoire humaine a gardé le frisson. Pas d’événement planétaire à son actif, de ces bouleversements qui renversent un empire, enclenchent des grandes migrations, font tourner la roue des climats, donc, mais il est de la trempe de ces gens-là et, quand il explose, c’est tout le pays qui grelotte.

Ce voyage est improvisé, bâclé même, mais j’ai senti cet été qu’il me fallait m’y décider. Sans plans, sans attentes, je ne garde de mon arrivée sur les lieux que des impressions fragmentaires. Parler de mes premiers jours à Quito, c’est parler de la tête qui tourne, de la dictature du soleil. Au matin du premier jour, je m’extirpe de mon hôtel pour me hisser dans le film : cette capitale éparpillée sur la terre qui affleure entre chaque construction donne envie de trouver la caméra. Ils peignent leurs maisons en dépit du bon ses : d’un côté, des immeubles modernes qui défient l’équilibre élémentaire des formes, de l’autre, cela reste rustique. Un ami dit qu’on empile plusieurs siècles en cercles géographiques dans les pays comme ça. Dans les capitales, on les chiffonne, en plus.

Ma première visite est pour un cyber-café. Je continue l’inspection par le Musée del Banco Nationale dont les guident m’apprennent que la civilisation Inca a été aussi triomphante qu’éphémère : à peine cent ans pour cet empire qui allait de Quito à Cuzco, puis les Conquistador. Ce musée consacre aussi quelques galeries à l’art récent. Il est même possible que l’Équateur ait connu quelques peintres géniaux.

J’achève rapidement cette première visite, car les rudiments de culture que je glane au musé sont loin d’égaler l’attrait que les Andes ont pour moi. C’est intenable, je me fais conduire au téléphérique du Rucu Pichincha, embarque en compagnie de deux hollandais. La vue qui se dégage tandis que nous grimpons n’est pas vraiment majestueuse, les pentes, pleines d’avortons, d’arbres tordus, confus, improvisent, rampent, frétillent. Peu à peu cependant la préoccupation du paysage cède au poids de l’altitude. Elle alourdit, c’est comme si j’apprenais à nager, il me faut trouver le bon pas, le pas lent, moi qui piaffe si souvent d’impatience. À cette hauteur forcer les choses ne me ferait pas faire plus de dix mètres supplémentaires avant de m’écrouler.

L’essoufflement, heureusement, me permet de jeter quelques rares pensées de côté, je me dis au passage qu’ici même les grandes vallées ont l’air toutes petites. Ce ne sont pas de vraies montagnes, les Andes ; au loin, chaque volcan est un massif à lui tout seul, autour, ce ne sont que des vallons (de très grands vallons). À petits pas je me hisse, lentement jusqu’à ce que deux brésiliens qui arrivent en sens contraire m’avertissent de la nuit prochaine. Seize heure ; dans le va-et-vient les collines, de petits indiens rampent avec des fusils dans le dos.

Trou noir.

Otavalo (15 – 16 août)

Vous ferez la sympathique expérience de l’hospitalité lorsque, votre note réglée, vous serez jeté à votre sort par vos hôtes. Vous secouez votre téléphone que vous ne savez adapter aux longueurs d’ondes d’ici, vous vous blottissez inquiet devant un distributeur dont vous tâchez, maladroit, d’obtenir quelques billets, vous guettez en tremblant. Tant bien que mal, vous vous débrouillez pour prendre un bus vers Otavalo, sans point de chute, avec trois sacs. Au cours du trajet, une faiblesse de la brume laisse un instant flotter le Cayambe.

Otavalo est une ville simple. Je trouve immédiatement un hôtel, un chapeau, une excursion pour le lendemain, j’achète une pierre, un poncho. Le soir vient. Je croise des Français, qui m’ignorent. À l’aube, très tôt, il faut embarquer dans la camionnette que mène un guide polyglotte. Une famille anglaise achève un tour du monde et confirme que c’est la Nouvelle-Zélande qui arrive en tête de liste, un journaliste canadien, une célébrité m’apprendra-t-on plus tard, qui court la panaméricaine sur toute sa longueur, d’Alaska jusqu’à la Terre de Feu ; et moi, qui fait pâle figure à côté de ces gens là. Le tour commence avec le lac de Cuicocha, célèbre parce que les deux collines au centre ressemblent à des cochons d’inde. L’eau végétale grumelle d’herbages jaunissant qui y pourrissent et d’émissions de gaz volcanique. Nous visitons une fabrique de Ponchos puis terminons sur un flanc de montagne piqué d’eucalyptus, au bord d’une chute d’eau engluée d’algues.

Latacunga (17 – 19 août)

Revenir d’Otavalo à Latacunga n’est pas très drôle. Un bus d’abord, puis il faut, en taxi, traverser Quito sur toute sa largeur pour rallier la gare routière sud et prendre un autre bus. Je passe ensuite à Latacunga une ennuyeuse journée à tourner d’agences en agences en me demandant si j’oserais le Cotopaxi. Je songe un moment à l’Illiniza. Je me contente finalement d’aller au refuge Ribera avec un guide nonchalant et deux Français qui font de la finance. À qui, d’ailleurs, l’altitude fait peu de bien.

Le Cotopaxi est un colosse qu’on escalade sur des siècles. Chaque coulée, chaque gorge, chaque caprice des laves est immense ; les jours de grandes eaux, les lahars sont allées faire bouillir le pacifique à deux cent cinquante kilomètres. L’ensemble du système occupe plusieurs centaines de kilomètres carrés. On s’y hisse en franchissant des strates superposées d’éruptions. Chaque lac est une mer, ses berges des plaines glacées parcourues par des chevaux sauvages. Le volcan n’en finit pas d’arriver. La route de serpenter. Entre les rares grands sommets, les Andes tissent une broderie de vallons, d’arrêtes, de guirlandes. Rien de tout cela n’a de nom, l’anonymat de ces espaces donne une impression de désordre et d’abandon. Malchance, la brume couvre tout. Nous repartons déçus. Sur la route, enfin, nous pouvons, en un éclair, contempler la grande bête en entier, sa neige et ses fumées.

La lagune de Quilotoa que je visite le lendemain, est un lieu légendaire. C’est un lac au fond d’un grand cratère. On en fait le tour en six heures. Cette fois-ci, heureusement, le guide est sérieux. L’Américain qui m’accompagne est financier comme les français de la veille. On dirait qu’ici, il n’y a que ça, des financiers que la crise a rendus inactifs et qui occupent ces vacances à faire des tours du monde. Mon trader est un être qui ose. Il osera demain le Cotopaxi, dit-il. Le guide en retard nous fait courir ; j’étouffe, mon camarade s’étrangle, crache, s’écroule. Entre deux tentatives de cacher sa débandade, il parle de sa maison en Floride, de son appartement à Tokyo. Franco-suisse, me demande-t-il ? Les français construisent de très bons produits dérivés, et son dernier employeur est une banque suisse. Cela posé, ce personnage n’attend pas même de retrouver ses forces pour brandir sa caméra, la braquer sur les lamas, les fleurs, les bergers. Avec tout ce bruit, j’essaie de ne pas oublier que Quilotoa est grandiose.

Selva (20 – 22 août)

La selva, la jungle, la forêt vierge : le mot ici désigne quelque chose de bien réel et de bien défini, plus divers, nuancé, complexe que ce que nous fantasmons en Europe. En quittant les hauts plateaux andins par la vallée de Baños, on pénètre pour de bon le climat équatorial dont l’altitude jusqu’alors préservait. La transition est moins nette, plus graduelle que je ne l’imaginais. La nouvelle atmosphère attend que je quitte la voiture, à Puyo, pour se coller à moi comme je rêvais que Véra ne le fasse. On dit chaleur, humidité, mais le poids d’air et d’eau étourdit vraiment comme un corps. La ville s’est timidement glissée entre arbres et joncs et subsiste par la mansuétude de la nature : à cette heure, midi, il n’y a rien, vraiment rien. De Puyo, je ne retiendrai même pas des souvenirs de maisons ; elles aussi sans doute, elles s’étaient allongées pour la sieste règlementaire à l’ombre des grandes feuilles.

Aucune automobile normalement constituée ne peut survivre à la route qui conduit de Puyo au Lodge de Puyo-Pungo. Je monte dans une jeep qui, la ville à peine abandonnée, se met à acclamer la piste à grands coups de cymbales. Au Lodge, les shuars agitent des têtes et des gris-gris sous mon nez, m’offrent la chicha. Sans eux ici, on ne va pas loin. Ce magma de joncs, c’est juste l’avant-poste de la Selva. Et ces drôles d’indiens barbus, en jeans, en chemises couvertes de publicité, marchent aussi pied nus avec une endurance qui stupéfie. Au moins ici, on est franc, on ne joue pas, comme je l’ai subie au Sahara, la comédie du nomade inaltéré.

Je passe la soirée irrité, me dit qu’on m’a menti, que ça n’a rien de la forêt insondable, des profondeurs pourrissantes, des racines qui trempent leurs bras dans les joncs grouillants de piranhas. Pour nuancer mon désappointement, un guide me montre une vague empreinte, dans la boue, qu’il désigne comme une trace de jaguar. Et franchement, à quoi je m’attendais ? Une infestation de fauves et de serpents ? Mais la selva n’est d’abord qu’une immense solitude, et la vie dont elle grouille n’est pas si monumentale.

Une nuit vient. D’un seul coup, le toit est martelé d’eau. Ce n’est plus un jeu ; la terre a de la chance de n’être pas en sucre. Un tonnerre enrayé se transforme en bruit de fond. Pour achever de nous rendre le sommeil inaccessible, un canadien qui risque un œil dehors voit deux yeux rouges s’éteindre sous la cabane d’à côté. Demain, il ne restera rien.

Demain surgit pourtant comme si de rien n’était, et l’excursion commence sans préliminaires. Ces indiens barbus, modernes, mais inflexibles, refusent de dévier pour un rocher, même de vingt mètres. L’effort est âpre, et quand après une heure de marche accélérée, on nous présente enfin les avant-postes de la forêt primaire, je suis envahi d’un sentiment de soulagement délicieux en enfonçant mes mains dans un bouillon de racines coagulées qui se tresse en arbre et crève le plafond forestier. Je la savoure d’autant, la rencontre de ce colosse, que des comme ça, il n’y en a presque plus, ici.

La faune, mine de rien, nous teste, insecte par insecte ; il n’y a ni jaguar ni tapir, mais la forêt est un grouillement Les papillons éteignent les colibris ; je ferais volontiers le reste du chemin à dos de fourmi, mais on nous déshabille, pose nos affaires en équilibre sur nos têtes et puis nous jette à la rivière. Sans omettre de nous désigner, au passage, un serpent mortel, les guides nous traînent à travers une gorge au pied d’une cascade. Les plus audacieux prennent le risque de plonger, pour moi, c’est assez.

Le moment vient alors de se laisser glisser en pirogue. Douces rapides, embruns, dérive. L’après-midi s’avance. Quelques courbes nous jettent sur un plus grand fleuve, qui lui-même, dit-on, traverse l’Équateur puis une partie du Pérou pour s’abandonner à l’Amazone. Le ciel s’éclaircit. La scène qui suit est une scène de cinéma, le Sangay qui flotte au-dessus des clapotis de la Selva, très au-dessus, l’arc des Andes qui se trace, l’énorme générique de fin qui couronne la journée. Cette fois, j’y suis bien, si réellement je suis venu chercher quelque chose ici, s’il me fallait ne voler qu’une image, c’est celle-là. Tous nous restons inertes, assommés dans les griffes du majestueux cliché. Le Sangay tend les bras pour donner l’accolade à l’Altar et au Tungurahua. Il ne manque au fond que le rougeoiement d’une éruption pour refermer le film.

Le soleil rompt les rangs. Un nouveau Lodge nous attend ce soir au bord du fleuve. Pour nous allécher, on y annonce des caïmans trop frêles et peureux pour qu’on nous épargne une longue traque avant d’en voir s’évanouir les yeux. Une fois encore, les fourmis reines remplacent comme elles le peuvent les caïmans ; niveau danger, elles sont bien plus à craindre, et pour bien rappeler qu’elles sont l’attraction principale, on en ressert une pincée au dîner. Une indienne, au bar, me retarde avec ses sourires, mais le sommeil à ses raisons, même l’entracte tonnant nocturne est n’arrive plus à m’étonner.

Baños (22 – 23 août)

Nous regagnons le lendemain notre premier Lodge en grimpant d’abord le long d’un escalier sur une colline qu’en pirogue nous avons contourné hier. On nous propose au passage une tyrolienne géante sur le vide, sans assurance que, seul après un américain, j’empreinte. On nous exerce à la sarbacane, mais mon adresse est moins louable que mon audace. Puis, en jeep, nous retrouvons Puyo, et puis Baños. J’y tourne avant de me trouver un hôtel, essaie au passage les bains de la cascade, prend mon ticket de navette pour aller voir d’un belvédère le volcan cracher.

Je demande au passage quelques précisions à une jeune femme derrière moi, qui répond avec le sourire dans un anglais bien meilleur que le mien. J’ai envie de lui parler plus. On dirait qu’elle aussi. Le bus grimpe, grimpe. Le volcan est muet. Ma voisine aime Borgès et Marquez, s’appelle Gabriella. Elle est avec sa sœur, avec une amie, elle est avocate, et elle me propose de les accompagner dans un bar à la sortie. Il paraît que je suis maladroit. Il paraît que je danse mal. Il paraît aussi qu’à la fin de la soirée, nous sommes ensembles.

Je rentre bien tard à mon auberge. Gabriella m’a ordonné de louer un vélo, de descendre le long des cascades la route de Puyo, de m’arrêter au premier pont que je croise pour sauter à l’élastique. J’obéis. Je loue un vélo, je pédale, je saute… Je pense à M., à son saut lu à voix claire dans d’un salon littéraire. Je résiste si peu à la poussée qui me précipite vers la rivière que les badauds applaudissent le plongeon. Tout occupé à cette petite gloire, j’oublie le redoutable ennemi qui m’attaque et m’attaque du haut de son ciel bleu, ce soleil d’Équateur qu’on sent passer sur la peau comme un fer chaud. Et je cuis, je brûle, je m’effondre sans finir mon périple sur les bancs d’un sicilien qui trafique je ne sais quoi dans son restaurant vide. Et je reviens au gîte en miettes – carbonisé.

Seize heures. Je soigne et panse mes brûlures. En face de la cathédrale, je retrouve Gabriella. Donc, je n’ai pas rêvé. Elle vient de Cuenca. Il existe paraît-il, une chanson sur les filles de Cuenca, mais ce sont celles de la Côte Pacifique qui sont, me dit-elle, les plus impardonnables. Elle prétend être espagnole, mais pour moi, c’est une indienne. Accessoirement, nous recroisons dans la soirée le trader du Cotopaxi qui me hèle dans la rue pour confesser bruyamment sa déconfiture ; à peine a-t-il atteint le refuge Riberas que le mal des montagnes l’a abattu – ce mal des montagnes que je me félicite encore d’avoir évité. Rien à dire, dans les Andes, je ne regrette plus de n’être pas financier.

Riombamba (24 août)

Je me réveille ainsi épuisé, brûlé, pour attraper à l’arraché le car de Riombanba. Par acquis de conscience, je me traîne à peine arrivé dans une agence et me fait, bien tardivement, conduire sur les flancs couverts, nuageux, du Chimborazo. Le vrai monstre de mon séjour, c’est bien lui. Un drôle de guide me laisse libre de monter seul au refuge en prétextant que la route est facile. Suit une descente interminable et absurde car l’excursion à laquelle je me suis joint implique, on me l’apprend, le prêt là-haut d’un VTT. Du refuge à Riombamba, je garde la main crispée sur le frein et me demande décidément ce qui m’a poussé à venir là. Je fume encore, ma peau tombe en neige quand le vent souffle trop fort, et voilà maintenant que je tousse, que la nausée me gagne. Je rentre, assommé, cassé, âme en paix.

Guayaquil (25 août)

Les descentes vers le Pacifique sont ce que le pays offre de plus beau. D’abord, la route contourne le Chimborazo qui humilie le Mont Blanc et campe sa silhouette de catcheur au verrou de l’horizon. De Riombamba à Guayaquil, on découvre toutes les nuances. Imaginez une vallée alpine qui continue à descendre sur plus de deux cents kilomètres. Imaginez qu’à chaque fois que vous vous croyez arrivé, vous creviez un plancher et découvriez un autre étage. Toutes les heures, je me retourne pour évaluer le chemin parcouru, et toutes les heures, j’ai l’impression que nous sommes encore au sommet. À la fin je n’en peux à ce point plus de chaleur, de sueur, d’impatience qu’à Guayaquil j’oublie que je pénètre le bouge le plus violent d’Équateur et saute dans le premier taxi sans m’assurer de ma sécurité. En prévision du désastre mes parents m’ont, avant mon départ, convaincu de sécuriser au moins ce jour là, de réserver à l’avance une chambre dans un hôtel qui offre assez de garanties. Ils ont même pour emporter le morceau fait le geste de me payer la nuit et je débarque dans un vrai palace. J’y retrouve hélas quelques Français, l’imperturbable ennui, leur coutumière arrogance, le souvenir que je croyais conjuré de Houellebecq. Guayaquil est une ville d’Asie ; la nuit, je suis le Malecon, la grande avenue qui longe le bord de mer. Je me laisse si bien séduire que je suis ses lampes et son architecture jusqu’au sommet des quatre cents marches de la ville haute. Sans grand risque, il faut le dire : le cœur de ville est honteusement gardé, j’ai l’impression ne n’y croiser que des touristes et des uniformes.

Galápagos (26 – 30 août)

Mon escapade sur l’archipel des Galápagos doit être le point d’orgue du séjour. Depuis dix jours qu’on m’en parle, je commence à avoir vraiment hâte, mais le prestige du nom intimide si fort mon imagination qu’aujourd’hui j’ai l’impression de faire un saut dans l’inconnu, d’autant plus, il faut dire, que les dimensions du Pacifique déroutent mon esprit trop habitué aux toiles serrées de nos petits pays. Camion, bateau, bus … Vous ne verrez pas souvent d’île comme Santa Cruz. On dirait d’abord que c’est une gravière. Un clin d’œil remplace les cactus par une mangrove. On creuse sans préavis une falaise, l’île s’écroule d’un côte de la route : les volcans n’écrivent pas comme l’érosion, parfois, l’un rature l’autre, mais c’est un haïku, loin des grandes sagas tectoniques.

On me dépose en plein Puerto Ayora. J’y suis, je ne sais comment me pénétrer corps et âme de la certitude que j’y suis. Je cherche les signes et les preuves. C’est bien gris. Tordu, bizarre. Un pélican se pose sur la rambarde du port, d’autres pélicans s’envolent. Tout semble naturel, mais j’y suis. J’y suis, des iguanes noirs passent du bon temps sur des pierres de lave, une tortue géante bouche la route et passe comme une lettre à la poste dans le décor. Ici, Titi-Dieu fait ce qu’il veut. Tous les climats sont à disposition, même la haute montagne sur les bords de la sierra-negra. Pour ceux qui aiment les anses paradisiaques et les rouleaux, une piste de sable en une heure mène à Tortuga-Bay.

Le temps manque cependant pour s’acclimater à tout cela ; j’arrive ici sans plan et sans projet, il me faut au plus tôt assaillir les agences et trouver une croisière de dernière minute. La première que je contacte réussit presque me vendre une place sur un yacht de luxe en s’extasiant de mon aubaine de la trouver à si bas prix. Ailleurs, dans une seconde agence, on me ramène sur terre. D’ailleurs, je ne suis plus très loin de l’ultime fond de mes poches. Je choisis en fin de compte un itinéraire plus réfléchis, une croisière bradée, bien bradée, quelques îles, pas toutes, mais la certitude d’y poser pied et de plonger dans leurs lagons.

Un premier bateau qui traîne sa nuée de frégates me jette alors sur Plazza South, un brin d’Île couvert d’herbes rouges, d’iguanes, de cactus immenses. Sous l’eau, j’ai le temps d’apercevoir dans l’enclave d’une caverne, sur le fond bleu du roc, la silhouette noire inerte dont mes cauchemars parlent depuis si longtemps. Puis, cette ombre de requin se dissipe elle-même en nuée d’autres bêtes. Ce caillou est une éprouvette, on m’a prévenu.

Depuis que je suis sur le bateau, j’ai l’esprit bourré de pensées qui se cognent et appellent Gabriella. J’ai mis une bouteille à la mer avant de m’embarquer en lui envoyant un mail pour lui proposer de la retrouver encore une fois avant mon départ. Si je me jette dans l’avion à l’issue de la croisière, si j’attrape un bus à l’aéroport de Guayaquil, je peux être à Cuenca au soir du trente août. Reste une journée, à condition de compter sur l’avion pour regagner Quito. Gabriella m’a décrit la Cathédrale de Cuenca comme une grande coupe de glace. J’y pense tellement que voir Cuenca m’est devenu aussi indispensable que de la voir, elle.

Une nuit passe encore, maritime, puis nous accostons sur l’île de Santiago. Pour moi : l’apogée. Les anses de lave sont remplies de lions de mer et de phoques, mais rien ne vaut ce que la poudre végétale fait au sol. Avec un peu de gris qu’on tire sur le violet, avec une palette étroite, cela tient du prodige. Quand le bateau repart à la dérive, plus loin, les cinq volcans d’Isabella, l’un après l’autre, qui courbent l’horizon. Isabella est la plus grande île de l’Archipel ; derrière, loin, loin Fernandina est dit-on la plus ardente. Mais nous n’irons pas dans cette direction. Notre bateau vogue dans la direction opposée, contourne lentement Santiago vers le Nord, s’engage dans un lopin de mer qui sépare la grande île d’un illustre petit rocher, Bartholomé, qui fournit aux Galápagos leur plus prestigieux paysage, le Pineapple Rock. On nous met à l’eau à nouveau, j’espionne une tortue marine pendant que d’autres courent derrière les requins. Une dernière procession nous est enfin offerte ; sur l’île, par un escalier en bois, posé sur la lave sèche, nous nous hissons au sommet du belvédère, juste à côté du Pineapple Rock. Ce devrait être l’extrême apogée ; les îles se dentèlent, le relief pâlit, les masses s’oublient dans leurs esquisses. On ne devrait pas avoir d’autre choix que de s’envoler, après ça.

Le programme promet une autre île pour le lendemain. Au réveil, le guide nous la présente. Grise, sauvage, mer d’encre, ciel grisâtre ; Genovèse est moins amicale que Bartholomé. On dit, en désignant une forme noire s’agite dans le golfe où nous sommes amarrés, que c’est une raie-manta, puis propose sur la lancée de ne mettre à l’eau que les plus endurants. Agacé par les complications que l’attirail ne manquera pas de faire naître, je décline la combinaison qu’on me propose, À peine immergé, je le regrette : pris par le froid, secoué par les vagues, déporté par le courant, je comprends que cet océan ne plaisante pas. Notre guide, d’ailleurs, le promet, cette fois, ce ne sera plus cette ombre pâle, cette silhouette, ce trompe l’œil, cette fois, l’abîme vous offrira le grand modèle de la terreur. On le cherche, ce grand modèle, trop inquiet des vagues et du courant pour s’inquiéter de lui, mais on ne voit rien. En essayant de suivre mon guide, qui, avec ses poumons seuls, descend bien loin sous la surface, je heurte un arc en ciel vivant qui se casse à mon arrivée. Je me trouve d’un coup face à une immense armée de traits gris, une migration, un exode qui se disperse à mon approche.

Le capitaine du bateau annonce par radio qu’un mauvais courant l’oblige à lever l’ancre aussitôt. Nous remontons à bord, contemplons l’île qui s’éloigne avec tant de lenteur qu’il me semble que nous faisons du surplace. L’océan est contre nous. L’équipage nous réveille au matin, très tôt, pour nous faire voir une dernière baie, une mangrove qui récapitule tout, l’eau turquoise, le piège des racines, les petits requins qui montrent leur œil débile et leur ventre chétif. Je ne regarde plus très bien. Tout cela, c’est trop, c’en est assez, je ressors des sacs mes livres abscons, tortueux, le souvenir d’une thèse à finir, je pense même à Lyon qui m’attend, gueule ouverte.

Cuenca (30 – 31 août)

Je n’en peux plus de traîner des sacs. Un avion. Un autre bus. Encore des heures pour rejoindre Cuenca, les Andes à nouveau. Gabriella m’attend bien là. Il nous reste à peine une journée, la fatigue du voyage est rabattue comme un rideau. Je n’ai plus d’espace pour accueillir Cuenca. Cette ville, on dirait la Suisse, on dirait que je suis déjà rentré.

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