Les articles de philosophie de Florian Forestier
Texte d’une intervention prévue pour le colloque « Un jour Derrida » de la Bibliothèque Publique d’Information (octobre 2005)
Le but de cette présentation n’est pas de définir la déconstruction, puisqu’en tant que praxis par excellence, elle ne s’appréhende « qu’en acte ». Le terme même de « déconstruction » n’a de sens que générique : il ne fait rien d’autre que nommer, stabiliser l’unité de ce que Derrida n’a cessé de faire et qui ne se comprend que dans l’immanence d’un geste. Je voudrais plutôt tenter de montrer le « sens » de cette pratique en l’envisageant dans la constellation singulière de questions au sein desquelles elle opère.
Comme souvent en philosophie, c’est un changement d’angle d’attaque problématique qui motive l’élaboration d’une stratégie discursive, pas la simple discussion de thèses existantes. Comprendre les principes de la déconstruction à l’aune de ce qu’elle remet en cause, sous le nom de « métaphysique de la présence », c’est fatalement en tirer les conclusions les plus étrangères à ce que Derrida a voulu nous « faire entendre ».
I. Problématique générale
1.
a.Le problème de la philosophie a toujours été celui de sa méthode. Le « transcendantal », qui est peut-être le concept le plus lourd de la modernité, ne désigne pas autre chose. Il caractérise l’inscription problématique dans l’homme d’une passibilité à la vérité. Il ne s’agit donc pas seulement, comme on l’entend souvent, d’un miroir déformant qui viendrait « contraindre » le réel, comme un moule, selon la forme d’une réceptivité, mais de ce que moi, homme, je peux me mouvoir dans la recherche et la possibilité de déterminer le vrai.
b.Le transcendantal caractérise l’énigme de ce que mon rapport au monde, et non seulement le monde lui-même, m’est originairement donné (l’auto-affection chez Kant joue précisément ce rôle). La forme selon laquelle le monde m’est donné est prise sur elle-même. Elle est interprétation d’elle-même, et c’est seulement dans le cadre de cette réflexivité originaire que je peux me déterminer dans l’horizon de la vérité ; du non-moi en tant qu’exigence.
c.Précisons encore : l’humain peut se définir comme « animal rationnel » dans la mesure où la stabilité du monde le constitue originairement en décentrement. L’homme a prise sur soi dans l’assomption de ce qui est plus qu’un ensemble de régularités, qui se réfléchit sous la forme de constantes et de lois. La psychanalyse a pu appeler cela le symbolique ; d’autre l’auront appelé l’esprit.
2.
a.La philosophie, puisqu’il faut en venir à elle, n’est pas une science. Elle n’est pas seulement « sous contrainte de vérité » mais s’est toujours aussi déclarée comme le discours qui cherche à énoncer la question de la vérité en tant que telle. Ou encore, de la vérité dans l’énigme de sa propre possibilité.
b.La philosophie, par conséquent, ne dit pas la vérité. Elle ne dit pas comment sont les choses. Elle veut parler « dans l’absolu », du monde en tant qu’il m’apparaît dans la compacité radicale de son « ainsi » dont aucune structure ne se dégage. Par le terme « d’ainsi du monde », je ne vise donc pas le monde en tant qu’il a une structure et une histoire particulière, mais plus profondément le fait qu’il se donne originairement comme « l’ainsi » auquel j’ai affaire et que je suis aussi, parce qu’avant toute chose, moi, l’ainsi d’une origine du monde, je suis. La philosophie ne prétend pas expliquer ni décrire, mais peut-être, plus finement, ordonner le langage aux points sur lesquels il n’a plus prise et qui, par leur résistance et leur contrainte, en révèlent l’effraction. Ajoutons tout de suite qu’il est strictement question ici de la philosophie comme métaphysique, ou plus exactement de la philosophie qui se pense elle-même comme métaphysique et se trouve de là derechef astreinte à cette décision de ne parler qu’en dehors du « physique », c’est-à-dire, en termes aristotéliciens, de la marche immanente du monde dans la distinction et la diversité de ses lieux. Une épistémologie ordinaire qui se contente d’opérer sur la façon dont une intelligibilité se porte au langage, n’encourt pas ces vertiges.
c.Elle construit des dispositifs qui s’ouvrent sur leur « non-lieu », sur la nécessité neutre et informulable que révèle leur simple exposition au « fait du monde » dans son opacité radicale. La substance, le sujet, le moi ou l’autre sont des noms de cette effraction. Double travail, donc, pour la philosophie : circonscription d’une part de ce sur quoi on peut effectivement se prononcer d’une manière ou d’une autre, et d’autre part de ce à quoi la raison nous confronte et nous convie sans pouvoir l’articuler, le métaphysique en personne.
II. Le jeu originaire de l’absolu et du relatif.
1.
a.Mais la philosophie, c’est là son aporie, parle. Elle énonce et articule des thèses qui apparaissent comme autant de catégorisations originaires. Pour accueillir le monde en elle, elle commence par le fragmenter ; et de ce commerce avec le langage articulé naît la complicité implicite de la philosophie comme métaphysique et de l’ontologie comme science de l’être. Croyant parler de l’absolu, le philosophe parle en réalité « d’un absolu de ce qui est déjà posé et distingué comme forme du monde », qui n’est rien de plus qu’une vague chimère.
b.En cherchant à poser l’énigme de la vérité, elle s’installe de facto sous sa contrainte et tombe sous le joug de la détermination des possibles de l’être. Prétendant montrer, la philosophie détermine ce qu’elle veut libérer comme indéterminable. Forcée d’admettre sa propre relativité dans le geste qu’elle tente pour accueillir l’absolu dans le logos, elle se mord la queue. Cette tension a été le cœur des réalisations de l’idéalisme allemand, Fichte, Schelling, et bien sûr Hegel.
c.Remarquons bien toutefois que notre terminologie impose une distinction. Elle sépare le métaphysique que la formule de Leibniz illustre « Pourquoi quelque chose plutôt que rien et pourquoi ainsi plutôt qu’autrement » et la métaphysique dans la forme historique de son développement et la façon dont elle s’est comprise, la métaphysique comme onto-théo-logie selon le mot de Heidegger.
2.
a.Dans une version plus prudente, l’ontologie se défait de la métaphysique, et abandonne son désir de statuer sur ce qu’elle ne peut se donner pratiquement à travers les formes d’entendement. Elle se présente alors comme l’explicitation des découpes structurelles que l’application d’une spontanéité et d’une réceptivité au monde (cela pris au sens le plus général, comme l’horizon d’articulabilité selon lequel un monde, un monde commun m’est accessible) impose de penser. Autrement dit, elle ne prétend plus statuer directement sur l’être en tant qu’être, mais sur les modalités auxquelles souscrit tout « quelque chose » dès lors qu’il se montre en tant qu’être dans une aperception. Cette solution, qu’elle soit logique (Frege, le cercle de Vienne), langagière (certains disciples de Wittgenstein1) ou morphologique (les sciences cognitives, par exemple selon le travail de Jean Petitot), qu’elle combine tous ces aspects (la phénoménologie) est très stimulante pour les résultats qu’elle promet. Mais…
b.Du strict point de vue philosophique hélas, l’ontologie privée du « trait » métaphysique oublie justement le « fait » fondamental : que moi j’existe vraiment, pour de bon, dans toute la radicalité d’un « ainsi ». Le réel de ce qui fait sens pour moi s’éclipse. On en vient à oublier précisément ce fait, qui est peut-être à l’origine du questionnement philosophique : cette vie, la mienne, est précisément la vie, qui ouvre un monde qui est le monde, qui est originairement l’ouverture de toute position d’être possible et pensable. Il n’y a rien d’autre que cela ; mais pour se montrer, précisément, cela s’écarte.
3.
L’aporie se reformule. Toute philosophie, pour exister, demande à être comprise. Mais, sitôt comprise, elle devient un objet d’entendement parmi d’autres. Précisément, elle s’entend. Elle se dépose et se stabilise. L’œuvre de Heidegger, dont Derrida hérite, n’a cessé de méditer cela. Heidegger est peut-être le premier à avoir fait de cette dualité l’objet insigne de sa pensée. Pour lui en effet, toute percée philosophique ne s’accomplit qu’à travers le cadre de langage qui saura l’accueillir ; le cadre, autrement dit, qui ne recouvrira pas ce qui s’énonce sous la catégorialité implicite qui le porte, mais lui rendra au contraire sa puissance « d’inouï », sa pure puissance de percussion et d’ouverture. La philosophie ne se comprend jamais, si comprendre veut dire s’approprier l’enchaînement systématique d’une pensée. Elle ne fait qu’ouvrir le lieu de la compréhension en deçà des catégories qui le structurent ; l’ouvrir à la passibilité du contact, par conséquent. Elle ne donne rien mais laisse nu. Elle retire le sol et jette celui qui s’y adonne à la perplexité de la pure et opaque radicalité du fait. Comme le poisson volant, elle hisse sa tête hors de l’eau, en l’occurrence hors de l’articulable.
III. La déconstruction
1.
a.Mais Heidegger, du point de vue de la radicalité requise, a fait l’erreur de donner un nom à ce qui s’ouvre dans la dualité de la pensée. Ce au contact de quoi la philosophie porte et se dérobe, il l’a appelé l’être, plus précisément le fait d’être. L’ainsi est pensé comme le « là » qui ouvre d’abord le jeu des rapports qui ordonnent un monde. Je suis, cela veut dire d’abord, « il y a », et dans cet « il y a » s’explicite celui que je suis en lien avec celui que j’ai été et celui que je serai. L’« il y a » incise l’opacité du monde et y ouvre la transcendance du temps.
b.Pour le dire autrement, Heidegger a nommé une instance et monté à son tour une mécanique. Il conçu une articulation de l’être en empruntant un terme du langage : précisément, le mot être autour duquel toute sa philosophie s’ordonne. Dès lors, elle aussi demande à être comprise. Dès lors, elle est contrainte à son tour d’instituer un a priori de structure. Comme tout discours, elle s’organise, et comme tout discours, elle masque cette organisation, signe de son « incomplétude » (aucun rapport avec l’incomplétude logique, ni même avec celle de la signification proprement dite, faut-il le rappeler), sous un noyau : le mot être. C’est en cela que Derrida a pu la dire encore parente de la métaphysique de la présence.
2.
a.Quand Derrida a introduit le terme de « différance », il n’a pas voulu dire autre chose que cela : l’incommensurabilité absolue de tout apparaître structuré au « fond » de l’existence. Précisément, parce que ce fond n’a de nom dans aucune langue ; parce que ce fond n’est rien qui se montre, n’est que la compacité absolue d’une transparence qui ne se donne à soi que par le détour d’une structure de supplémentarité. Cette supplémentarité signifie précisément que ce qui apparaît dans l’horizon du sens, c’est-à-dire, en dernière instance, qui est passible d’être mené au langage, est originairement partagé. Rien ne s’atteste et ne se soutient originairement de soi-même : nulle évidence ne donne intelligibilité, mais toujours déjà un acquiescement à une mise en forme extériorisante. L’espace du sens est pluriel ; ce qui se pense ou se dit n’existe que par l’encontre d’un autre. Plus précisément : n’existe pour moi que portant à même soi la possibilité de mon absence, donc, d’être plus libre de moi que je ne suis libre de lui.
b.Derrida ne nie donc pas la présence… car la présence, précisément, est l’incommensurabilité des origines, c’est-à-dire des singularités, dans un espace qui se donne comme leur préexistant. C’est le face à face des inexistences dont la présence n’insiste que dans le silence d’un acquiescement l’un à l’autre ; c’est le « que » de la pure différence des moi singuliers. Elle n’est rien, cette présence, qui soit phénoménal ou même articulable, parce qu’elle est la pulsation de l’existence comme telle. La différance réalise, pour reprendre un mot d’Alain Badiou, la localisation de l’inexistence.
c.C’est donc finalement la garde de la présence que veut la différance. Et toute philosophie qui se veut héritière de la différance n’est finalement tenue qu’à ce seul réquisit ; ne jamais oublier l’absolue distance du dire au dire, ne jamais rien poser qu’un discours n’enchaîne et ne déplace dans une série de médiation. Derrida n’a pas eu d’autre objet que de casser le rapport intime du philosophe à son acte. D’interdire toute appropriation de la pensée à sa position. Il ne s’agit pas seulement de ranimer, de réinvestir selon un sens, mais d’indiquer simultanément l’incommensurabilité de tout retour sur la performativité même de l’acte.
d.L’idée de « métaphysique de la présence » ne dénonce pas autre chose que cette contradiction implicite de la philosophie qui pose l’origine, et dans ce geste la met à distance pour la déterminer, donc la circonscrire, plutôt que de s’y installer de plein pied. Et ce que réalisent, à leur manière, les digressions infinies d’une pensée toujours en échappées, c’est cela : inscrire à même soi l’exigence d’une reprise, d’un acte, d’une performation. La philosophie n’est pas homogène au monde. Elle doit se rendre compte qu’elle ne peut qu’établir en amont un dispositif capable de libérer le monde à sa propre intelligibilité latente et d’en désobstruer l’enchevêtrement ; et que, par conséquent, sa complicité à la composition littéraire est irréductible.
3.
a.Derrida, par ses esquives, ramène à cette garde. Il ramène à cela que la philosophie ne peut que vouloir sortir de ce qu’elle pose pour s’entendre, et qu’elle ne serait pas la philosophie sinon. Qu’elle n’a pas pour objet des concepts et des schèmes déjà posés, qu’il faudrait discuter et réinterpréter mais « le monde mis à nu ». La déconstruction, à ce titre, est aussi une réflexion profonde sur les pièges de la rationalité universitaire dont le principe même proscrit l’épreuve du fait.
b.La déconstruction rappelle au philosophe que son objet ne s’expose pas dans la structure de son discours, jamais. Qu’il n’en dessine rien de plus que les lignes cardinales. Le philosophe ne pourra jamais dire ce qu’il a « à dire » en tant que philosophe. Mais l’étreinte de son discours au réel qui le mine, cela n’est rien d’autre que la philosophie. Articuler l’ouverture à l’inarticulable, non pour s’y tenir immobile, mais pour y puiser la force des bouleversements, voilà comment je définirais pour conclure la philosophie d’après Derrida.
Conclusion
1.La pensée de Derrida est de celles qui font événement : elle n’a pas à être poursuivie. Elle ne demande aucune postérité parce qu’il serait absurde de se dire derridien. Tout ce qui se justifie au sein de l’événement singulier d’une œuvre, et qui en compose l’unité, perdrait son sens si on tentait d’en tirer la moindre école. Le déconstructionnisme n’a pas d’avenir parce qu’il n’existe pas. La déconstruction n’est qu’un axe. Sa force de percussion ne se recueille que dans la puissance de bouleversement qu’elle introduit au sein d’une reprise des problèmes traditionnels de la philosophie, les plus classiques comme les plus contemporains.
2.C’est pourquoi, tant ceux qui se réclament ouvertement de Derrida – Jean-Luc Nancy, Bernard Stiegler, Catherine Malabou – que ceux qui, plus lointains, comme Alain Badiou ou François Laruelle, en recueillent l’héritage pour de nouvelles fins, n’en reprennent pas l’architecture. Il serait absurde de vouloir indéfiniment chercher à perfectionner une pensée qui dénonce toute synthèse et ne vaut que par l’unité d’un nom d’auteur. Pourvoyeur de liberté, Derrida ne nous invite pas à piétiner dans un espace privé de consistance en esquivant le choc de toute opposition frontale. Une liberté ne vaut qu’à être investie. La déconstruction ne peut montrer sa force qu’à l’épreuve des constructions dont elle animera le jeu. Derrida nous aura aidé à penser par geste, et le geste n’est jamais que le mouvement au sein duquel œuvre la passibilité obscure d’un autre moi que le moi.
Juillet 2005
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