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Dévastation

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Les articles de philosophie de Florian Forestier

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Dévastation

« Pendant deux mille ans, l’homme s’est vu comme un monde en petit, dressé vers le ciel, fait pour le contempler. Il a cru que la sagesse qu’il cherchait était en phase avec celle qui gouvernait déjà l’univers. L’ordre et la beauté du monde étaient le modèle imposant du bien. Tendre vers la vertu, c’était imiter le ciel. Sur terre, lutter contre le mal, c’était résorber une infime exception au regard de l’immensité du bien. Là-dessus, Platon était en accord avec la Bible. Mais cette image antique de l’être dans le monde, qui survivait encore au Moyen Âge, allait s’effacer à l’aube des temps modernes. Elle a fait place à des “visions du monde” où des fragments épars empruntés à l’image ancienne se mêlent à des modèles concurrents autrefois refoulés.

Ainsi l’univers a-t-il cessé d’être le précepteur de l’homme. Nous ne savons plus où contempler notre humanité. La sagesse du monde nous est devenue invisible.1 »

Avec l’entrée dans la période qu’on appelle la modernité, ce n’est pas pas au niveau conceptuel, ou même scientifique, que la « sagesse du monde », a subi ses principaux bouleversements. Cette « expérience humaine de l’univers », était jusqu’alors réglée par l’idée du monde compris comme possédant, de soi-même, équilibre et stabilité, dont l’ordre était, à la fois, l’enjeu de la vérité, le modèle de l’éthique et le garant politique de la cité juste. Tant bien que mal, le monde grec, en tant que tel absolu, avait pu cohabiter avec le monde chrétien, déjà implicitement désorbité, maintenu seulement par la décision gratuite de Dieu en son ordre cosmique. Mais à garantir la transcendance et l’irréductibilité du Très Haut, la théologie, surtout médiévale, laissait à la rationalité scientifique, une brèche considérable en lui abandonnant un monde contingent, dont l’homme se trouvait, pour part, dépris. Le sens n’est pas d’abord venu thématiquement en question autrement qu’avec ce désengagement.

Dès lors, l’étant mondain n’était plus, de facto, son propre déploiement, de sorte que ce par quoi il était tel demandait à être, à son tour, conçu et explicité. L’inhérence de la chose à son acte propre était brisée – on n’allait pas tarder, fatalement, à chercher à la retrouver ailleurs qu’en l’entendement divin, dont le monde fini devait être le prisme éclaté. Conceptuellement, la voie était ouverte à la recherche empirique et métaphysique des causes, puis des raisons, et à la reconnaissance cette fois explicite du divorce de la contingence et de la nécessité, dans le passage d’une métaphysique qui se bornait à distinguer, et hiérarchiser les noms de l’être, à une ontologie proprement dite2, cherchant, elle, à en systématiser l’articulation, donc, à prononcer effectivement le sens d’être des étant, pour le justifier et le comprendre, cette fois, et non pour en respecter la donne. Le champ libre était donné à la réintégration de l’Un dans le multiple qu’il ordonne, et par là aux grands systèmes voués à rendre compte de la réalité du réel et de son être tel.

Autrement dit, avec le sens de l’être, c’est le sens du sens qui est fatalement venu en question : mais d’un sens compris, non d’abord comme « seulement sens », c’est-à-dire comme ce en quoi l’existence humaine est ouverte en elle-même et a à se comprendre, mais comme sens ouvert sur une constellation de choses conçues comme des étants, confondu avec la charge d’existence dont il semblait rendre compte et sommé d’en rendre raison. C’est ce qu’on considère, souvent, comme l’entrée dans l’époque de la représentation, conçue et thématisée comme telle – et très vite, avec Descartes, c’est la modalité proprement épistémologique du sens, ce en quoi il est sens, indépendamment de tout engagement ontologique, qui est devenu objet d’enquête.

Quelques soient les emprunts thématiques de Descartes aux catégories scolastiques3, il est aussi celui qui, le premier, isole et retranche l’Ego de tout monde pré-donné, pour y centrer un questionnement au moins potentiellement soustrait à tout engagement ontologique. En se dérobant à tout ce savoir, à toute prédication, il est ce qui permet la fondation de la « science admirable » plutôt que ce qui la fonde, et rien, dans la logique de la démarche cartésienne, n’implique qu’il soit considéré comme un étant, même si, selon certains lecteurs éminents4, des indices semblent indiquer que Descartes, tout du moins, le concevait comme tel. L’exercice du doute méthodique revient à chercher « ce dont on ne peut pas douter », sans en faire un fondement pour la science elle-même, si par fondement on entend savoir pur à partir duquel le reste peut-être dérivé, et tend donc au plus simple (voire au plus rudimentaire). Il est indubitable, sans avoir besoin de préciser en quel sens, que j’existe – que « cela » se donne comme « moi ». Mais si l’on peut, d’une part, sans trop forcer, « sauver » Descartes du schème onto-théo-logique, on en admettra pas moins que d’un autre point de vue, l’Ego joue bien, pour la modernité, le rôle d’un « signifiant directeur », de ce que Schürmann appelle un « phantasme hégémonique »5, parce qu’il devient aussi, sinon l’étant, du moins le concept à partir duquel on tente de comprendre les modalités d’accès à l’être, et de déterminer à quoi se mesure la validité de ce qu’on peut tenir pour « étant », et comment un donné peut-être pensé selon son être propre et réordonné selon ses modes. Cela d’autant plus, dans une perspective heideggérienne, qu’il n’est plus, l’Ego, thématiquement pensé et problématisé comme tel.

On entre alors dans ce que Heidegger appelle les « conceptions de monde »6. Le monde est entendu comme l’étant dans sa totalité, non seulement le cosmos, mais plus profondément l’étant tel qu’il est envisagé a priori, autrement dit, le monde pris en son principe. Dès lors que le monde devient image conçue, on le comprend comme ce sur quoi l’homme peut s’orienter, ce qu’il peut amener et arrêter devant soi en une représentation. Ce qui nous fait constater, en partie contre Heidegger cette fois, un double devenir. La modernité, c’est bien le sens en tant que sens qui petit à petit vient en question, de lui-même et hors de cette auto-appréhension spontanée de l’expérience humaine en participation d’un ordre ou d’une téléologie naturelle. Mais cette apparition thématique de la question du sens est dès lors corrélative d’un manque, d’une difficulté pour lui de médiatiser encore, et de façon irréfléchie, la consubstantialité du monde à l’exister : et c’est alors à la fois comme « sens de », conduit à se justifier dans la position d’un axe ou d’un fondement, et comme « simple sens », qu’il vient obscurément en question. Le désengagement progressif de l’être et du sens fait du même coup paraître le sens comme tel. Kant cherche à rétablir la continuité en dévoilant d’une part les contraintes par lesquelles le sens est capable d’une position d’être, capable d’en respecter la législation propre, et d’autre part ce en quoi le sens est originairement excentré de lui-même, astreint à la responsabilité de cette position. La loi morale d’une part, l’irruption phénoménologique de ce qui, étranger à l’entendement, ne peut être appréhendé par lui qu’en la structure du jugement réfléchissant, sont si l’on veut les dispositions transcendantales de l’humain, qui font de lui un être de sens, fini, astreint à l’être, et de là, en charge de ce sens qu’il ne peut référer à rien d’autre qu’à son propre effort, et pour y être fidèle en tant que sens (dans le cadre métaphysique des idées de la raison), et pour en être responsable en tant qu’il doit se référer à l’être (dans le cadre des lois formelles et transcendantales de l’entendement).

Dès lors, quelque chose de l’universalité est définitivement perdu, cela, tout à fait indépendamment de toute controverse sur le sens logique de la vérité, de la démonstration, etc. Précisons que ce n’est pas la raison dans sa capacité auto-descriptive et opératoire qui est en crise, mais son statut pratique qui est en quelque sorte perdu, dans le sens où l’universalité, toujours, constituait le principe commun de « décentrement », d’arrachement à soi par la pensée qui fédérait, au moins d’une façon régulatrice, les sociétés humaines ainsi transposées en communautés. L’universel était, d’une certaine façon, la projection, entre-nous, d’une inadéquation à soi, constitutive de chacun, qui faisait d’une société – d’un État – l’institution du « non-connu », comme tâche et horizon communs. À la suite de Kant, on comprit que l’universalité ne fournirait plus longtemps l’horizon réconciliateur et intégrateur de l’existence et des sociétés, que la médiation, revenant enfin sur elle-même, rendait l’universalité à elle-même, comme tâche à sans cesse réaffirmer, avaient compris de même que dès lors, tout le poids de l’existence et de la pensée tombait à charge des existants, eux-mêmes irréductiblement dispersés et isolés – bref, que la responsabilité comme à la fois fracture et indissociabilité de l’universel et du singulier devenait la question indépassable. L’universalité, en ce sens pratique et régulateur, a ainsi perdu consistance. Elle l’a perdu dans ce sens où, prenant possession de sa propre capacité dialectique, l’humain a fait éclater la puissance intersubjective de la raison, ne laissant plus d’elle finalement qu’une « rationalité communicatrice » incapable d’instaurer l’horizon commun préalable à toute discussion possible. La raison, possédée, intériorisée, n’est plus en elle-même justificatrice de son usage : elle n’a plus, en elle-même, de « sens » qui lui soit indexé. Le mouvement dialectique ne cesse plus de ramener l’horizon infini de l’idéalité au sens circonstanciel au sein duquel elle joue son rôle régulateur ; cela parce qu’il n’y a plus, à l’horizon, la réconciliation organique commune de tous les savoirs, l’adéquation de l’humain à lui-même, la promesse de l’homme concret. Chaque activité n’est qu’elle-même, ne concerne, en propre, qu’une fraction de l’humanité, n’engage pas plus qu’une partie de la vie de ceux qui s’y adonnent. Il n’y a plus – au sens propre – de vies consacrées, à l’art, la science, la politique, l’amour, etc., et si la passion continue à fleurir, elle se connaît pour ce qu’elle est, affect contingent, situé, causé. La raison peut mettre d’accord, elle ne réconciliera plus personne : l’humanité négocie.

De communauté, il ne peut plus y avoir que décidée, imposée et instituée ; et cette communauté ne peut plus non plus espérer graver ses statuts de manière définitive et légitime, et se doit seulement de maintenir comme flottante l’idée qui la porte au dessus du bruissement anonyme des corps et des langages. On ne croit plus en une vie droite ; tout au plus peut-elle être efficace, significative, faire événement, et toujours est-elle d’abord simplement pragmatique. L’idée d’une universalité totale, d’une valeur directrice totalement polarisante, d’une union de toutes les miettes de l’exister dans la direction d’un seul soleil est bien perdue : on se sait local, on se sait contingent, « fonctionnel »… On sait que décidément, quoiqu’en dise Husserl, la terre se meut, que l’horizon peut s’effondrer, que les naufrages de la conscience s’achèvent rarement par des renflouements ; on sait qu’on ne fait, dans notre bulle, qu’accomplir petitement notre petit travail. On est exposé sans prise à l’effraction toujours catastrophique du dehors, à la rencontre dévastatrice de ce qui n’a pas de sens, à ce qui, en propre, ne signifie rien, n’est jamais rien de plus qu’un trou. Beaucoup nieront. « Nous travaillons à dire la vérité, diront-ils. Certes. Mais ce qui est mis en question, c’est bien la capacité de cet universel à « faire lien » ailleurs, justement, que dans la recherche scientifique – recherche qui, cela vous ne le nierez pas, ne vous appartient pas et dont nous n’êtes qu’un petit rouage bien loin d’en posséder toutes les facettes. Au fond, vous-même, vous n’y croyez pas, je veux dire, cette universalité là ne vous satisfait pas, ne vous relie à rien, elle ne vous nourrit pas vraiment, elle est abstraite, hors de votre portée, même. Sortis du bureau, ou du laboratoire, vous avez tot fait de vous dépouiller d’elle. Cette vérité là, c’est ça qui est terrible, n’arrive plus à tenir son rang de vérité : pour vous aussi, plus que pour tout le monde, elle est langage, un des nombreux langages que traverse votre vie. Le langage de la vérité, oui. Un langage que vous parlez, mais dont vous-même, finalement, vous ne savez pas grand-chose. Un langage qui marche formidablement – et qui laisse des traces partout autour de vous. Mais vous ne maîtrisez pas tout ça. Vous pouvez être habités par lui. Vous n’êtes pas pour autant portés par lui ; vous n’existez pas pour autant dans l’universalité qu’il ouvre. Vous êtes comme tout le monde, à ce sujet ; dès lors que tout ce qui déjette le « sens » hors de son immédiate praxis est aliénation, écran, sublimation, il n’y a plus, comme sanction dernière, que l’interminable commerce quotidien de toutes les choses échangées sans considération de valeur, comme des pièces de puzzle indéfiniment mises bout à bout7. Ou bien, vous êtes peut-être comme cet ermite, le premier vivant que rencontre Zarathoustra, celui qui ne sait pas encore que « Dieu est mort »8.

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> haut de pageLa fin de l’histoire, la négativité active et ce qui l’épuise

Toute philosophie première, ce qu’on appelle maintenant l’ontologie9, est d’une certaine façon en quête d’un principe, de quelque chose à partir de quoi elle peut ordonner, poser, articuler ses objets. Dans un cadre métaphysique « naïf », c’est l’être qu’on cherche à articuler selon une acception première, autrement dit qu’on veut expliciter de façon à comprendre en quoi on dit d’une chose qu’elle est, et de là aussi hiérarchiser ses sens en saisissant le principe de leur différentiation. Dans un cadre plus élaboré, c’est la philosophie elle-même qu’on cherche à déployer selon la structure propre de son discours, soit, en insistant sur l’irrécusable primauté de l’être sur le logos qui l’exprime, le laisse paraître ou le reflète (Platon), pour en faire une enquête sur les façons de rendre compte de cette primauté (Aristote) ou sur les façons dont elle s’impose au philosophe (Descartes), sur la possibilité d’un logos, non plus de déterminer le principe, mais de rendre compte, structurellement, de l’énigme de son propre objet (Kant). Le transcendantal ne désigne pas autre chose que l’inscription problématique dans l’homme d’une passibilité à la vérité, de ce que moi, homme, je peux me mouvoir dans la recherche et la possibilité de déterminer le vrai. La question, formellement, est alors le rapport à un absolu qui ne peut pas être posé, déterminé, mais qui doit être saisi comme quelque chose d’inhérent au mouvement même de toute pensée plus ou moins philosophique, et qu’il s’agit de saisir, hors de tout présupposé, de tout donné, dans sa dimension absolument structurante10.

Dialectique 11

La problématique de l’idéalisme allemand revient à poser, formellement, la structure générale de la philosophie. La pensée tente de se comprendre à partir de ce qui la fait « pensée », de ce dont ce qu’elle pense tire son effectivité. Toute la question sera de savoir s’il s’agit alors de partir de cet acte, par lequel elle se détermine et comprend sa détermination (Hegel), ou s’il faudra déduire cette nécessité elle-même qui la fait se déterminer et qui implique un rapport lui-même articulé à l’absolu (Fichte). Puisque le sens ne tire son être-sens de rien d’autre que de lui-même, l’absolu n’est plus, pour Hegel, un point de fuite structurellement impliqué dans la position pure de la question, mais l’esprit lui-même, en tant qu’il est ce qui pose, comprend, donne le sens, ce en quoi le sens vit, ce qui se récupère et se retrouve dans le sens. De ce que le sens n’est sens que de lui-même, que ce n’est qu’en lui-même aussi que s’ouvre son point de fuite, Hegel le « rend à lui-même », en faisant de la béance qui l’habite sa puissance propre et infinie, et de la négativité qui interdit à l’esprit de se perdre dans quelque sens que ce soit s’il ne le reconnaît pas d’abord pour sien, et n’y retrouve pas aussi son propre acte de position, sa liberté absolue. La singularité du sujet devient la liberté absolue de l’esprit quand à lui-même, le négatif, un pouvoir dont le procès de l’histoire conduit à la réappropriation. L’histoire ne désigne rien d’autre que la sphère du sens dans le travail quasi-organique qui s’y poursuit, non donc un sens détaché et figé, mais en tant qu’il se manifeste comme venue à l’intelligible tout autant de ce qu’il anime que de sa propre énigme ou épaisseur, ou encore, donc, comme rapport au dehors en tant aussi que rapport à soi qui s’explicite au fil de ses époques12 – en termes hégéliens, comme travail de la médiation qui finit par se saisir elle-même comme point d’exercice de l’absolu. L’esprit cesse par ce travail progressif, d’adhérer à ce dont il anime une appréhension pensée possible, d’être leurré par la contingence irrécusable de ce qu’il réfléchit universellement, et par conséquent de se perdre dans un universel factice qui n’est qu’un particulier absolutisé. La liberté ne désigne pas autre chose que cet état, où l’esprit reconnaissant son œuvre dans tout ce qu’il appréhende dans l’intelligibilité, se sait déterminé par rien qu’il ne possède en lui-même et libre absolument de sa propre activité. Ce qui n’en signifie pas moins qu’il a affaire, mais sans médiat, à la contingence irréductible de la nature13, du divers, des événements qui spontanément s’imposent sans qu’on puisse de facto leur donner du sens, et dont c’est toute la tâche de l’esprit absolu de voir venir, de comprendre ou de répercuter dans le sens, bref, d’assurer la naissance de l’histoire qui se fait au présent, et ne s’impose plus dans le dos des hommes. Ainsi

« Le mouvement de la raison hégélienne (…) ne repose pas sur l’inadéquation de la détermination à chaque fois pensée relativement à sa totalisation pensante téléologiquement présupposée (…), mais sur le caractère dialectique, contradictoire, en cela autonégateur, de chaque détermination prise en elle-même. Or, cette négation de la négation d’une détermination libère nécessairement la position, comme telle nouvelle, de la détermination suivante, de sorte que (…) la dialectique rationnelle de Hegel allie en elle la maîtrise de sa nécessité et l’expérience de sa liberté créatrice. La raison nécessitante se sait alors expérimenter la libre création de son contenu. C’est là, d’ailleurs, ce qui amène la raison philosophante à se saisir et à se justifier plus précisément comme se nourrissant sans cesse des surgissements empiriques, notamment historiques, où s’aliène le sens éternel de l’absolu qui se dit en elle. La philosophie hégélienne nous semble ainsi opérer par avance la réconciliation de la pensée rationnelle et de l’expérience de l’être grâce à la dialectisation de la raison, identité d’elle-même et de son Autre (…). La raison hégélienne se déploie bien de l’expérience la plus immédiate, la moins pensante, de l’être le moins pensé – telle est la certitude sensible, pensée la moins métaphysique de l’homme – à l’affirmation de soi la plus totale de la pensée, comme pensée de la pensée, cultivée dans la médiation spéculative, celle-ci s’aliénant immédiatement dans l’immédiateté de l’être purement sensible.14 »

Rappelons seulement que, selon la Philosophie de l’esprit, celui-ci, dès lors qu’il se détermine, est poussé par le propre mouvement de se déterminer, la médiation qui le donne à lui-même, à ressaisir cette détermination, qui ne coïncide pas avec lui, jusqu’à ce qu’il s’y soit retrouvé. L’esprit se comprend à travers des figures successives, mais que cette réflexion est ipso facto une façon de se comprendre « comme », de saisir sa réalité à la mesure de celle qu’il donne à ce dans quoi il se saisit. Les formes de cette compréhension évoluent ; l’âme naturelle ne se saisit qu’à vide, sans se penser ; la conscience (Phénoménologie de l’esprit) pose par elle-même des déterminations, mais elle s’y saisit abstraitement, comme s’opposant à elle-même, jusqu’à ce que qu’elle accède à la recherche philosophique qui lui fait réfléchir proprement ce qui donne sens et consistance à ce qu’elle s’oppose, et la conduit, enfin, à se saisir elle-même dans son geste déterminant qu’elle se réapproprie. Toute détermination de soi-même posée par l’esprit est en effet contradictoire, parce qu’impropre à supporter la prétention qu’elle exprime, et vouée à justifier du dehors ce qu’elle est sensée porter d’elle-même ; dès lors, l’esprit ne peut que passer, en les liant chaque fois l’une à l’autre un en système mécanique, de détermination en détermination, jusqu’à ce qu’il se comprenne enfin lui-même, comme médiation chaque fois nécessaire, dans son pouvoir de position, et se ressaisisse en lui-même comme acte de porter et de réconcilier les contradictions dans le mouvement enfin assumé du concept15. Cette exposition de la Logique explicite la nécessité de pensée qui commande téléologiquement (même si elle reste implicite et que la rigueur de ses étapes n’est pas nécessairement suivie) l’évolution de la façon dont la conscience, ayant accédé à la raison, est amenée à se saisir jusqu’à sa réconciliation d’avec elle-même, et les formes qui correspondent, du point de vue objectif de l’histoire humaine, à ces différents moments. Cela jusqu’à ce que la conscience, à force de figures, ait suivi à son terme la nécessité que prescrit la Logique, qui dès lors ne commande plus l’évolution de son incarnation objective et intersubjective, rendue à elle-même par la fin de l’histoire.

L’histoire conçue, l’intervention

La fin de l’histoire est la fin de l’histoire subie. L’histoire n’est pour Hegel l’horizon ultime du sens qu’en tant qu’il n’est pas encore venu à lui-même, qu’il cherche encore au-delà, dans un grand autre ou une grande cause sa raison. L’avènement de l’esprit absolu, que la Phénoménologie de l’esprit doit elle-même inaugurer, c’est le sens tombé à sa propre charge, c’est-à-dire à la fois instruit de sa puissance et averti de sa fragilité, et surtout, compris dans son rapport à l’esprit qui le comprend et se comprend en lui. La responsabilité, l’effort, en sont les maîtres mots. Mais si l’interprétation qui voit dans la philosophie hégélienne de l’histoire, confondue avec celle de Marx, un nouveau spinozisme, et qui brandissent qui le sens de l’histoire comme tribunal irrécusable de toute valeur, qui la vision, plus machiavélienne, de l’activiste qui anticipe et accouche l’histoire de ce dont elle est grosse, n’est rien moins qu’un contresens, il ne faut pas à l’inverse penser que la liberté, reconnaissant le sens pour sien, peut comme elle veut le réécrire. Stalinisme et maoïsme sont aux extrémités de cette double erreur, dont souvent d’ailleurs les caractéristiques s’entremêlent. À chaque fois, c’est le sens comme sens qui est perdu, dans sa positivité, qui, s’il elle ne se ressource plus dans aucun instituant ontologique, n’en a pas moins, d’elle-même, sa consistance. Car l’esprit, s’il est sens, n’est que sens, et ne peut pas plus se déléguer que se dépouiller de lui-même.

Pour Hegel, l’esprit absolu réconcilie l’esprit subjectif, en possession de sa liberté, et l’esprit objectif, c’est-à-dire la concrétion progressive du travail de l’esprit dans les formes de l’organisation politique, qui culmine et s’achève avec l’universalité de l’état démocratique, mais qui doit, pareillement, « se sentir, s’expérimenter » dans sa contingence, dans une matérialité investie d’esprit qui consacre l’unité de ses moments subjectifs et objectifs, c’est-à-dire à travers les trois moments concomitants de l’esprit absolu que sont l’art, la religion et la philosophie. Si la dernière ouvre l’espace ou se ressaisissent et se comprennent les autres, art ou religion, concrétion socio-politiques de l’esprit, n’en sont pas moins nécessaires. L’absolu, la liberté de l’esprit maître de lui-même, et l’universalité dont l’état est l’incarnation et la transparence, restent eux-mêmes abstraits si rien ne peut, positivement, se former et consister dans l’effectivité de la vie civique, c’est-à-dire sans la médiation de ces concrétions, qui sont à la fois ce par quoi l’agir de l’esprit se rend effectif, mais aussi ce qui lui fait encontre. Car l’esprit agit à même lui-même, n’agit qu’en se reconnaissant et se retrouvant, fatalement donc aussi s’opposant à lui-même pour ranimer son effort.

Le philosophe hégélien s’occupe, au présent, d’assister la genèse de l’histoire, à partir d’une part des institutions qui sédimentent l’esprit objectif, et d’autre part des concrétions effectives de l’esprit, mais sans non plus s’y engloutir, et qui, donc, incarne la vigilance de l’esprit, quand à ce qui vient et qui, d’une façon ou d’une autre, est susceptible de l’affecter, et quand à ce qui, déjà-là, peut se réengager ou se refaire, en lien aussi avec ce qui vient. Mais la nature, le contingent, n’explose pas sous le marbre de l’esprit réalisé comme le volcan sous celui de la cité : c’est-à-dire que tout ce en quoi l’esprit se manifeste et se rend, à soi-même, intelligible, a une toute autre fonction que de simplement apprivoiser et discipliner la nature dans une structure interprétative et anticipative. L’esprit, ne se pose pas lui-même comme une seconde nature, et qui refoulerait hors de ses murs toutes les forces imprévisibles et sauvages, toujours aussi amenées à y faire retour. Et réciproquement, la nature habite le cœur de ce en quoi l’esprit s’explicite, l’homme, et c’est d’ailleurs aussi en cette participation qu’il n’est pas seulement l’ordre classique désincarné et abstrait de la mesure, mais bien la forme agissante et affirmative, qui, parce que la nature la travaille et l’investit, lui donne aussi ses règles.

Mais alors, cette irruption du contingent n’est pas plus le destin qui vient réduire la cité à néant que le simulacre machiavélien du prince qui anticipe le contingent pour l’inscrire dans un système de dépendance qu’il feint d’avoir voulu. Au contraire de ce souverain dont la tâche essentielle est de déprendre un peuple de ce qu’il veut, en s’attribuant la paternité de ce à quoi poussent les volontés obscures – et donc leur cachant leur propre pouvoir de décision et la maîtrise de leur volonté – le philosophe hégélien veut l’événement. Il pressent les « voix », cherche à leur ouvrir un espace où trouver leur propre intelligibilité, restitue, lui, les vouloirs à eux-mêmes, pas tant, peut-être, en les connaissant et les comprenant mieux qu’eux-mêmes, qu’en leur permettant de devenir conscients d’eux-mêmes comme vouloirs, et de là de chercher à se frayer d’une manière ou d’une autre un chemin vers l’expression. Il donne du jeu, participe à l’effort collectif en lui délivrant des ressources pour être plus maître de lui, plus armé, plus libre aussi par rapport à lui-même.

Ce « veilleur » de l’esprit, d’une part, s’efforce de conquérir le sens à partir de ce qui se présente, et d’autre part, de répondre à ce qui le mobilise. Comme négativité conçue, il peut faire bouger les registres de sens dans lesquels l’esprit se comprend – non pas, dans le fantasme d’un accomplissement final, mais conciliant de la prudence d’Aristote et de la téléologie régulatrice kantienne, sachant qu’il est, d’une part celui qui, se possédant comme négativité, peut « faire l’événement », ouvrir dans la compacité de ce qui fait sens le pouvoir être autre, et qu’il doit aussi être le veilleur de l’esprit, donc le soutenir contre ce qui l’érode. Donner de l’avenir au présent, à la fois par l’intervention d’une négativité active, mais aussi, comme le note fortement Catherine Malabou16, par la plasticité qui permet d’assurer le jeu des transitions et des conversions sans lesquelles aucune intervention ne serait possible. Qu’il soit ensuite, selon les époques, sentinelle ou qu’au contraire il descende au plus profond de la mêlée n’est alors question que d’efficace. Et si l’histoire juge, si l’erreur est toujours possible, c’est devant l’imminence de cette sanction qu’arraché à son seul effort il est du même coup ouvert à son risque. Car l’histoire ne demande ni sincérité ni retrait, mais l’honnêteté – c’est-à-dire, d’acquiescer à ce que la négativité est toujours plus profonde que ce qu’on en maîtrise. La vérité, dit Hegel, est toujours le plus grand déchirement. L’activité de l’esprit, le pouvoir de la négativité, s’exerce à même la contingence, au risque de s’y perdre ou de s’y laisser broyer, dans la souffrance. C’est toujours le Christ, sa passion, son abandon si profond à la vie humaine qu’il en assume les heurts, les indécisions et jusqu’aux reniements. L’épreuve de l’absolu n’a pas lieu autre part que dans le monde, dans ce qui est construit ou posé, dans l’éthicité de la vie civile17 18.

La matérialité de l’esprit

Cette question du corps de l’esprit, déjà posée par Claude Bruaire, a été à son tour relevée par Catherine Malabou, qui, en insistant sur le thème de la plasticité19, met le doigt sur une question capitale. Car pour intervenir, encore faut-il pouvoir exercer son action. Et si Hegel semble souvent penser que cette connexion est ipso facto assurée par l’état moderne, autrement dit qu’en lui, quiconque est immédiatement à même l’histoire qui se fait, la désagrégation de cet état, finalement pas si solide, laisse insister un hiatus entre sens et fait. Si donc, la structure étatique est imparfaite, si l’histoire n’est pas vraiment finie, qu’elle agonise, tousse et qu’à l’infini elle n’a pour nous que spasmes et halètements, c’est alors cet intervalle qu’il faut à la fois occuper et surmonter. Et précisément, les seuls moyens dialectiques n’y parviennent plus, parce qu’ici c’est l’effritement de l’esprit qu’il faut assumer. Se faire exister, donc, poser les jalons de sa propre consistance, construire, faire la dramaturgie de son propre visage. Il est assez symbolique que le politicien hégélien par excellence, Mendès France, ait été effacé par De Gaulle, qui, tout aussi attentif à l’histoire, s’est appliqué à y imposer d’abord sa stature. Le politique, et même le philosophe, doivent être capables d’un fiat qui les rend, de par cette fois une consistance d’ordre matériel, en soi irréductible à l’intelligible, mobilisant.

En vérité, Catherine Malabou récuse, quand à elle, la primauté thématique de la négativité, de son intervention directement active pour insister sur la patience du « voir venir » ; pour elle, la plasticité est bien plus que le corps ou la pratique du négatif, et l’intervention prend tout entière la « forme » de la mise en figure et en métamorphoses ; autrement dit l’intervention, pour elle, fait tout un avec la métamorphose, qu’elle est, à proprement, en tant même que métamorphose. Il ne s’agit plus, à proprement, de « casser » une histoire déjà en miettes ; dans l’interminable soir qu’aucune nuit ne vient épuiser, indéfiniment sans doute, il faut, encore et encore, susciter et animer des formes tout entières vouées à leurs transformations. Et l’histoire s’abîme dans le cycle des transformations, voulues ou subies, chtoniennes, rampantes, sempiternelles ou réaffirmées vivantes, fugitives parfois, parfois aussi grosse de monstruosités. En elles, on ne « transforme » pas sans se transformer, tout autant d’ailleurs qu’inversement, en puisant dans le jeu infini des prises, des passibilités, des échanges et des rencontres. De notre côté, nous inclinerions plutôt à faire de ce métamorphisme un moment, encore, du négatif, toujours actif, avide, souffrant – nous y reviendrons – et, pour tout dire, le choix de la plasticité contre le négatif nous apparaît un peu comme celui de Nietzsche et Deleuze contre Hegel et Heidegger, de même que le rejet, affirmé, de l’indéconstructible (fut-ce pour en faire le cœur mobile de la forme plastique). S’il ne peut y avoir « un » indéconstructible, mais toujours l’indéconstructible préservé par composition et stratégie, nous inclinons plutôt à nous rallier à l’idée du « prothétique », de la « dislocation », de la « composition », qui n’a rien nous semble-t-il, de l’antéforme, mais prend plutôt un schème moteur tiré de la musique et du théâtre, que de la sculpture et de la danse20.

C’est bien, en tout cas, la question de la « matérialité sensible de l’esprit » qui rend si actuel le thème de la plasticité. Hegel et Kierkegaard remarquaient déjà de leur temps la perversité de l’art romantique, qui, d’une part, puise dans l’individualité de l’artiste sa consistance, et d’autre part, conduit au culte déraisonnable de la nouveauté, de « l’originalité », pour finalement aboutir à ce paradoxe que l’affirmation de la singularité s’inverse en idolâtrie de la particularité subjective. Le singulier, pour se faire entendre, est, dans le concert des singularités, contraint à trouver des conceptions toujours plus extraordinaires pour ré-accéder à sa dignité créatrice. Tous différents veut aussi bien dire tous égaux, et la différence, ainsi excessivement disséminée, nivelle, à ne plus laisser côte à côte que des simulacres dépouillés de toute profondeur interne, qui ne valent, comme des titres, boursiers, qu’à raison d’une spéculation qu’entretiennent modes, pulsions collectives et rareté économique. Si le poète maudit est devenu par excellence une figure dérisoire, c’est bien qu’on ne fait plus valoir une individualité en rejetant les règles d’un jeu auquel de toute façon, on participe. Sous l’œil du sociologue, l’artiste, au sens romantique, est marginal – le plus souvent, à tous les sens du terme, perdant.

Matérialité pour matérialité, quand l’art déserte ses sanctuaires, il prend la forme de performances. Mais qu’il s’agisse de plasticité ou de prothéticité, il y a bien là affaire de construction, de composition : si sculpture et peinture peinent à y prendre tout à fait pied, l’architecture et le théâtre y regagnent une nouvelle jeunesse. Et les arts littéraires, bouleversés, désassemblés et déconstruits, ne sont pas voués à l’extinction. À ce sujet, les expérimentations de la post-poésie, de Jean-Marie Gleize ou de Christophe Hanna, risquent à long terme d’être leurs propres dupes. Car c’est une chose de comprendre à partir de l’impact l’essence de l’art, de réinterroger la poésie en conséquence, c’est autre chose de donner une si pauvre consistance aux « spins » et « virus » qui en deviennent les médiateurs. Un tel schème d’intervention, qui se veut latéral et clandestin – et aussi définitivement quitte et de « l’Art » et de son deuil, pourrait nourrir très vite de redoutables anti-virus – et à insister par trop sur la pragmatique d’une performance, on en oublie le montage difficile et polyphonique de la prothèse. En termes d’effets, serait-ce par subversion des usages et des registres du sens, Moby Dick pèse plus lourd qu’un banc de sardines. Dans la pratique post-poétique, que les comportements et les registres inférieurs de l’individuation symbolique soient mobilisés n’implique pas encore que ces modifications ne bouleversent, ou la sphère supérieure du sens sédimenté et consistant, ou la façon dont nous la comprenons.

Marges

Il y a toujours, dans le hégélianisme, le danger de ce dernier pas où s’annonce sans encore s’affirmer l’absolu conçu, ou précisément le négatif lui-même n’est pas loin de se déchaîner hors de tout contrôle. À son propre seuil, l’absolu peut être confisqué. L’ange et le démon, dans leur lutte, restent encore fraternels – le négatif a la tentation de la toute puissance. La Terreur est sœur de l’universel. Sur les lèvres de l’ange, grimace parfois, ombre ou pressentiment, Satan. Car l’offrande et la passion, au point insaisissable où elles se débrident, parlent d’une voix blanche que Dieu ou Diable peuvent investir. Et l’esprit qui se retrouve risque encore de donner sa bénédiction à la nature plutôt qu’à offrir sa foi au sens. Ce consentement dont il porte le risque est son dernier affrontement. Pour Hegel, c’est le face à face du juif et du chrétien qui l’incarne ; l’absolu retourné au shéol, où l’irréductibilité lointaine et muette de l’être qui se dérobe à l’esprit. Pour d’autres, tel Derrida, c’est à ce point décisif qu’il faut vaille que vaille refluer, dans le laps des trois jours où tout est encore possible, où le possible vient de plus loin que l’esprit, et le contraint, dans son exercice, à une autre responsabilité encore : la possibilité nue de l’innommable et du non-sens21. Dans cette continuité, on souligne que le « juif » est pour Hegel, le seul sacrifié qu’aucune relève ne conserve22 ; il est en quelque sorte voué à devenir chrétien (ou à disparaître ?).

Mais l’accolade du bien et du mal ne détruit pas l’esprit : c’est son inquiétude capitale. En avoir l’endurance, c’est aussi, un peu, s’en jouer. Si l’Anneau Unique23 avait retrouvé le doigt du seigneur des ténèbres, si Mordor recouvrait la Terre du Milieu, les étoiles brilleraient encore, en elles Valinor, reflet de l’origine du monde. La tyrannie d’une force sauvage appelle la rébellion ; les dictatures seulement prescriptives ne peuvent prétendre à la pérennité. La confiscation de l’esprit vient d’ailleurs. La férocité de Sauron n’étouffe pas cette soif. Mais tandis que pour ceux qui accomplissent la quête, les étoiles sont l’appel d’un au-delà de la présence, O’Brien écarte d’un revers cette invocation24. Et il explique lui-même à quoi tient la puissance de la police de la pensée. L’inquisition dit « tu ne dois pas », mais cela appelle au martyr et à la résistance. Les totalitarismes renchérissent ; « tu dois », – mais arrachées par la force et la torture, les autocritiques laissent intactes fierté et héroïsme. C’est librement que les généraux victimes des grandes purges crièrent « vive le communisme » sous les fusils. Mais jamais Big Brother ne condamne ses contestataires ; et la Police de la Pensée se charge plutôt de cette conversion à l’issue de quoi c’est le rebelle lui-même qui réclame l’expiation.

Car ce n’est pas, donc, la seule griserie de l’absolu qui menace : le mal absolu est encore béant sur le bien. La foi tonitruante de l’esprit en lui-même est un ouragan passager. Elle n’a peut-être, au XXe siècle, concouru aux ravages qu’on connaît qu’aidée par la complicité souterraine de cette inhibition secrète qui s’instille pour broyer toutes les concrétudes et laisse aveuglément des volontés manipuler des systèmes de sens neutres et passifs, non parce qu’ils ne s’enracinent dans aucun signifiant directeur, mais parce qu’en eux, la médiation, la participation de l’esprit à ses œuvres, n’exerce plus la résistance qui assure d’une véritable organicité. Réciproquement d’ailleurs, si le sens ne trouve plus de répondant, autrement dit si l’esprit perd sa passibilité à soi, c’est fatalement à la passivité et au cynisme que sont amenées les volontés singulières. Et la subversion que l’esprit doit craindre, c’est alors bien ce masque plus discret et plus neutre du mal radical. La puissance débridée du négatif, qui pointe à son seuil, est si l’on veut libérée et dispensée quand le sens lui-même ne sait plus se défendre, assumer dans sa consistance la pesée de l’esprit agissant. Quand le sens s’engloutit dans l’être – l’esprit, remis à lui-même, puissance pure, s’enraye. Et la dévastation, et le désert voisinent avec le tumulte. On se tromperait en disant que les totalitarismes naissent de ce que l’homme ait repris son du dans le sens qu’il habite ; ils naissent quand se dérobe, au moment même où il se récupère, la possibilité même d’être homme parce que, en charge du sens, il n’y saisit qu’une noix creuse. Ils naissent quand l’homme juge ce qui lui revient à l’aune de ce qu’il se croyait être, plutôt que de se découvrir à la mesure de ce qu’il habite, quand il dévoie le sens plutôt que d’en assumer la passion. Mais ce dévoiement lui-même obéit peut-être à d’autre processus ; de même qu’une histoire conduit l’appropriation à soi de la pensée, de même peut-être une autre conduit les traits de la présence mobilisatrice de l’intelligible qui se propose, en commande l’effectivité, la pousse vers son anesthésie.

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Onto-théo-logie et Ereignis

« L’autre rupture est décrite par Heidegger comme la transition de la « vérité de l’être » à la « topologie de l’être ». (…) Ici, le temps est le ‘sens’de l’être pour autant que l’être assigne aux phénomènes leur site dans une économie donnée. Pareille économie n’est le fait d’aucun agent. Elle n’est rien d’autre que l’entrée des étants dans un arrangement qui fait époque.25 »

Ce qui nous retient précisément est moins la clef que donne Heidegger pour l’interprétation de l’histoire de la philosophie que l’intelligibilité que sa pensée peut donner à un certain état du monde contemporain, précisément dans la façon dont il « fait monde ». Mais précisément, les traits sous-jacents de ce « faire monde » qui nous intéressent se révèlent en suivant les formes et logiques des transformations historiales de certaines « dispositions » constitutives, selon Heidegger, de la pensée occidentale, donc aussi du mode occidental « d’exister » tel qu’il peut se montrer dans l’organisation sociale, politique, économique, et plus en amont dans le « rapport » constitutif selon lequel les choses, sont liées de sorte qu’elle font monde, et qui structure et commande le développement des couches d’intelligibilité ultérieures ou prennent naissance économie, monde social et monde politique. L’histoire de la philosophie devient la sonde par laquelle ces formes canoniques, en lesquelles la pensée et l’être26 se lient en un monde, sont rendues intelligibles.

Il n’y a, selon Heidegger, de pensée, qu’à l’aune de ce qui peut y être donné comme étant. En toute rigueur, la question de la pensée n’a même rien de phénoménologique. Il ne s’agit pas de la donation de l’étant, mais de sa disposition différentielle en tant que passibilité à une appréhension27, du sens, finalement, mais plus ici comme positivité, dans ce dans ce qui est d’abord son jeu, ce par quoi il est sens, lien et différentiation. Ce que Heidegger traduit en parlant de la co-propriation ou de la co-appartenance de la pensée et de l’être. Dans Être et Temps, ou dans Les concepts fondamentaux de la métaphysique, Heidegger se « contentait » d’établir des structures « existentiales », autrement dit, les traits constitutifs selon lesquels tout Dasein existe en un monde. On peut dire sans se risquer que celui qu’on appelle le second Heidegger, à travers les problématiques de l’histoire de la métaphysique, puis du Quadriparti, n’a fait, en un sens, qu’élargir son questionnement en cherchant, et les différentes figures de mondanité qui ont structuré l’existence « occidentale », et la disposition dont les traits commande toute la série, et enfin la structure absolument originelle selon laquelle être et pensée se co-appartiennent, et dont l’exister occidental n’a été lui-même qu’une disposition conduite par sa forme propre à son explicitation et son épuisement dans l’ère contemporaine de la « technique planétaire ». Car c’est la technique, en effet, (à prendre au sens grec, sinon « outre grec ») qui caractérise cette disposition occidentale spécifique de co-appartenance, dont les réalisations explicites et spectaculaires de la technique moderne accomplissent enfin l’essence en explicitant ce qui l’a toujours sous-tendu. De ce fait, la méditation heideggérienne peut offrir un point d’appui considérable pour comprendre ce qui « épuise » ou « débride » la négativité active hégélienne. Plus précisément, si on a vu, par les allusions à Schelling ou Marx, que c’est peut-être une conception trop neutre, trop implicite ou trop « pulsionnelle » du concret qui fait du système hégélien un Atlas, c’est peut-être le système de Heidegger qui nous aidera à y retrouver prise, ou, tout du moins, à comprendre ce qui y résiste et se refuse à toute prise.

L’histoire explicite de la métaphysique n’est pour Heidegger qu’une symptomatologie du métamorphisme souterrain des déclosions de l’être (ie des modes de disposition selon lesquels être et pensée se co-appartiennent), par le biais des structures fondamentales du comprendre que chaque époque monnaye. Elle ne prétend pas vraiment doter la philosophie d’un cours inéluctablement construit. Rien n’exclut, dans l’économie de l’histoire de la métaphysique, et même tout conspire à ce que les formes qui se déposent à travers elle connaissent elles-mêmes un travail d’élaboration symbolique inconscient, autrement dit que le langage ne cesse d’outrepasser les limites de ce qu’il peut donner à comprendre, et que la philosophie se soit, à plusieurs reprises, dotée de pensées affranchies dans leur contenu de la structure onto-théo-logique. Le passage, chez Heidegger, du logos, constitutif de cette histoire, à la Sage, c’est-à-dire l’inhérence de l’être à la parole qui le déploie (de la parole poétique qui « recueille », mais sans les articuler, les dimensions du Quadriparti) n’est pas, quand à lui, un passage historique ou historial car la langue n’a cessé de parler, de plus loin que la philosophie, et n’a peut-être non plus cessé d’investir celle-ci pour la conduire au-delà de ce dont elle était proprement capable. Il faut bien noter que c’est plutôt la façon dont une philosophie se construit qui décide de la façon dont elle appartient à l’onto-théo-logie : Heidegger ne relève que les signes que, dès lors – et il le faut toujours – qu’une pensée, pour se poursuivre, cherche à se comprendre, elle est donnée à sa propre appréhension dans la contrainte plus ou moins nette d’une certaine disposition ontologique épochale. Il n’est pas vraiment question non plus d’affirmer que toute philosophie se réduit à une métaphysique elle-même soluble dans l’ontologie ; mais, selon lui, toute philosophie s’appuie sur un engagement ontologique minimal, de déceler par là les formes implicites de contraintes qui traversent tout édifice. L’onto-théo-logie n’est pas sensée arbitrer l’histoire de la métaphysique ; à chaque époque, elle explicite les a priori de structures qui traversent transversalement tout ce qui a cherché à se poser dans l’intelligible28.

Chez Heidegger, la détermination de la philosophie comme philosophie première, la recherche explicite du principe ne correspondent qu’à une « époque » de l’être, qui trouve son expression et son achèvement dans les grands systèmes classiques. Déjà, dans la Parole d’Anaximandre, l’étant se « fait entendre » comme physis, par sa venue et sa persistance dans l’être – dans le non-retrait – en ce qu’il est pensé comme la lutte, la différentiation de ce qui paraît. Dès l’origine en ce sens, la « forme du paraître », ou mieux, l’articulation réciproque du « retrait » et du « non-retrait » dans un paraître qui efface en lui sa propre donne, reste, elle, impensée. Dès l’aube grecque, l’étant est déjà « là », déjà quelque chose qui est dont cherchera le sens d’être ; il est déjà quelque chose qui a « reçu » son sens d’être, tandis que demeure l’énigme de l’Ereignis dont il le « reçoit ». L’étant est déjà « entendu » en ce qu’il paraît, à partir ce qui le soutient et le maintient en son paraître, de ce qui, en lui, le fait accéder au paraître (bref, de son être), sans qu’on s’occupe de ce que ce paraître implique l’inapparent, le retrait, non seulement de ce qui « fait paraître », mais de l’accession au paraître, c’est-à-dire de ce en et par quoi l’être est accordé à l’étant, de ce qui permet à l’étant de recevoir l’être et de paraître, de se « recevoir » de l’être. Ce en quoi l’étant paraît, comme étant, ce qui en lui est proprement la source de sa possibilité d’être appréhendé comme étant, ne s’explicite pas dans ce paraître, mais se « décide », en un sens, en une sorte de don, de disposition, de processus où s’ouvrent et se séparent et l’étant, et ce en quoi il paraît étant, qui les accorde l’un à l’autre de façon originaire et gratuite.

L’Ereignis est ce par quoi l’étant reçoit l’étantité ; étantité qui n’est pas, donc, cette positivité matérielle, qui résiste, qui fait de lui une chose, mais ce en quoi il fait sens et le registre à travers lequel, relié aux autres, il participe d’une temporalité et d’une spatialité. C’est encore une fois le « rapport » qui vient à soi – ce qui fait qu’il y a passibilité réciproque. Penser signifie donc la distribution d’un certain système de passibilités réciproques, une prise sur soi qui organise des modes d’appréhension, et l’Ereignis29 peut être décrit comme la constellation par laquelle il y a auto-affection, jetée hors d’elle-même de par les modes de cette auto-affection, de telle sorte qu’une même structure générique telle que l’er-eignen lui-même, en même temps ent-eignen, demeure dissimulé eut égard à ce qu’il fait entrer en présence, autrement dit que la pensée, telle que donnée à soi et cherchant à s’expliciter, ne peut que manquer son origine et se comprendre dans des configurations d’emblée déjouée par ce qu’elles oublient.

La logique de l’Ereignis ouvre à l’idée « inouïe » qu’un pas en arrière est possible, hors définitivement du cadre de l’histoire de la métaphysique. L’Ereignis, tel qu’on l’a décrit plus haut, a « prescrit » la forme de cette histoire : l’ère de la technique planétaire en accomplit l’essence. L’étant, pensé comme toujours déjà paru, n’a en effet cessé d’être ramené à ce dont il tire son paraître ; dès lors, petit à petit, cette « puissance », ce fondement à même lui qui lui est pourtant hétérogène s’est séparée de lui, pour être d’abord renvoyée à un acte transcendant, puis à l’unité de la conscience qui s’y réfère, avant d’être remis, dépouillé de toute puissance cette fois, remis à sa simple et plate présence infiniment substituable et calculable. Mais cet accomplissement permet aussi à la pensée de se tenir dans l’imminence d’un autre envoi dont elle accompagnerait la venue. Si tout est définitivement exposé, si toute ombre factice est abolie, si la langue ne parle plus mais communique, plus rien non plus ne vient obscurcir ou déporter « l’appel » qui vient de plus loin que la présence, la trace de l’Ereignis, cette indexation à l’être qu’aucune forme n’incarne plus, cette évidence, en somme, que la disparition de tout sens identifiable n’abolit pas l’urgence du sens comme tel. Il y a, je suis, nous sommes ; il y a encore quand le logos ne retient plus l’être, quand les dieux se retirent, quand il n’y a, proprement, plus rien à dire. S’il on ne peut plus rien dire, c’est le dire lui-même qui doit regagner la « voix blanche » qui l’appelle, se tenir dans l’évidence qui le suscite, sans plus chercher à le faire paraître, le saisir, en se dépouillant seulement pour qu’il retentisse en lui, se recueille en lui. Si les dieux se retirent, le sacré qui les accueille appelle encore, il est encore capable d’autres « dieux », d’autres formes de « recueil » de l’être, nouvelles, en un sens indescriptibles et imprévisibles. Mais quel est alors ce dieu d’après le Dieu Chrétien qui exprime et abolit à jamais la forme occidentale du divin, pour ouvrir le passage à la multitude des dieux dansants et passagers ?

Ouverture

Pour Heidegger, Hegel récupère la structure propre de toute l’onto-théo-logie en perdant ce qui en est pourtant l’origine cachée, le contingent, l’indéterminé, selon un mouvement prescrit dans la forme même de la déclosion progressive de l’être, selon lequel il mène à expression son essence propre30. En un sens cependant, Heidegger manque Hegel en l’annexant sans plus à l’onto-théo-logie : Dieu qui se donne librement, s’abandonne en entrant de sa seule générosité dans l’histoire, n’est pas « le dieu » : l’absolu n’est pas « un absolu ». On a insisté ces dernières années31 sur l’attention, en vérité soutenue, que Hegel porte au contingent. On en trouvera la confirmation dans la Logique ; en tant qu’il apparaît, donc qu’il n’est pas seulement pure position opaque, tout étant effectif est en même temps possible, tel que, saisi dans son être-là, il est saisi dans la contingence de celui-ci, donc dans son pouvoir n’y être pas. On retrouve la structure contingence/nécessité évoquée plus haut ; nécessaire, puisque effectif, mais par la même, aussi, contingent, il est, pour reprendre les mots de Jean-Luc Nancy, le lieu de la contradiction, l’inquiétude même du négatif. Toute la question est de comprendre le sens de sa nécessité ; s’agit-il, comme on affecte de le croire, d’un idéalisme déterministe qui affirmerait que tout ce qui a lieu doit avoir lieu et arrive selon la nécessité ? En vérité, comme chez Schelling, le tout de ce qui arrive est lui-même rapporté à une contingence absolue, qui est autant toutefois nécessité, en ce qu’elle n’est pas seulement le don de Dieu, mais le don de soi de Dieu, qui s’abandonne ainsi lui-même comme contingence, qui crée la contingence par son abandon, mais la rend, du même coup, nécessaire, puisqu’elle est en même temps le « devenu » de Dieu, ce qui, se faisant, est aventure, mais ne se pose que comme nécessité. Ou plus simplement : ce qu’il y a est ce qu’il y a, et ce qu’il y a est comme tel ouverture de la question de l’il y a, ouverture donc de son pouvoir être autre. Mais à vrai dire, cette seconde formulation n’est pas hégélienne, et rajoute, au chiasme de la nécessité et de la contingence, un « tour de vis supplémentaire » qui interdit de la considérer purement sous l’horizon de l’action, de l’effort et de la création, fussent-ils astreints, et déchirés, par l’épreuve du négatif. Cette dimension corrélative d’opacité, ce reste kantien que nous laissons ressurgir, cette passivité du négatif, non lui faisant face, mais l’habitant, c’est bien là, pour nous, l’irréductibilité de la singularité, et par elle, la hantise du concret.

Hegel et Heidegger ne sont donc pas inconciliables. Le premier prend en compte les contradictions structurelles de la pensée dans ce qu’elle pose et la logique de leur résolution, l’autre la disposition qui rend cette pensée passible d’elle-même et donne au négatif les ressources de son effort. Il est probable que les moments de ces deux histoires s’entremêlent, qu’on puisse imaginer, si ce n’est proprement inventer, un discours monstrueux32 qui les tienne l’une à l’autre. À proportion de ce qui vient à l’esprit s’oublie ce qui l’anime. Pour ce qui nous préoccupe ici, on peut se limiter au face-à-face de la détermination et de l’indétermination. Pour Heidegger, l’occident s’est bâti, cela avant la philosophie stricto sensu qui en hérite, sur l’oubli de ce qu’au revers du dévoilement de la présence résiste la structure disposante elle-même – c’est-à-dire finalement, la transitivité interne de la venue à la présence, qui n’est pas autre chose, dans nos mot, que le sens dans son « passer ». Car le sens est à la fois position est transition – peut-être jamais l’un sans l’autre, et l’histoire de l’être n’est pas autre chose que l’histoire de sa transitivité. Hegel a dégagé dans le sens le pouvoir de poser – sa liberté, sa capacité d’échapper jusqu’à lui-même pour inventer de l’inouï, et proprement, de l’inaudible. Heidegger rappelle que cette liberté se mesure à ce qui lui résiste : le sens s’articule à de l’étant qu’il dispose et propose. L’oubli inaugural de cette transitivité à certes du même coup laissé le « factum », l’étant, la contingence, comme une énigme à ressaisir, mais ça n’a pu être aussi qu’en expulsant toujours plus ce qui, en lui, résiste – le fait – pour raffermir sur lui une prise qui culmine dans la calculabilité universelle de la technique moderne.

À ce sujet, nous ne sommes pas, pour reconnaître la pertinence du diagnostic heideggérien, contraints à respecter à la lettre le récit de genèse qu’il propose. Peut-être faudrait-il, à l’instar de Janicaud ou de Richir, dire que toute institution de sens est habitée du Gestell, que notre époque est surtout celle de son extension transversale et déraisonnable à toutes les strates, entre toutes les strates, de sorte que plus rien ne vient en limiter l’exercice, qu’il vaut, en quelque sorte lui-même comme une nouvelle nature remise à ses propres lois, son propre darwinisme – de sorte qu’en effet, avec la « puissance du rationnel », croîtraient de concert et le danger, et ce qui sauve. Ou plus simplement, que c’est la « puissance » du rationnel, de la pensée comme de la technique, qui réprime, écrase, nivelle l’étant plutôt qu’une indifférence épochale intrinsèque. En ce sens, citons, sans le commenter plus avant, Dominique Janicaud pour qui la dernière pensée de Heidegger « (…) s’interdit à elle-même toute intelligence plus articulée de ce présent (comme elle s’interdit une réélaboration méthodologique, toute méthode métaphysique) ».

Pour Hegel déjà, en un sens, l’accomplissement de l’universel dans l’esprit absolu l’abolit, et le choix hégélien de résoudre la coupure irréductible du singulier et de l’universel épuise la singularité du singulier, la rend abstraite, un en sens vide, et par là dépouille du même coup l’universel de sa consistance. S’il n’y plus de singulier, de « là », il n’y a plus d’universel non plus. Ou plutôt : l’un et l’autre insistent encore, sans qu’on sache où les saisir. L’histoire est abandonnée à la machination aveugle et au Gestell – cela parce que toute engagement propre sera inopérant, et que toute effectivité, même volontaire, sera subie, parce que c’est la volonté elle-même qui est la complice la plus ancienne du Gestell. « Un tel combat est nécessairement planétaire, et, comme tel, indécidable en son essence, parce qu’il n’a rien à décider dans la mesure où demeure exclu de toute différentiation, étranger à la différence et du même coup étranger à la vérité.33 » La contingence, ainsi, n’a pas bien sûr disparu : mais elle se laisse capturer par les dispositifs techniques qui articulent, et la pensée, et le monde, et de là n’arrive pas à être un enjeu, à faire face, passe sous notre ombre ou frappe sous la ceinture. Elle est polyphonique, systémique, plutôt illocalisable qu’absente ; multiple, composite, elle ruse pour se refuser aux appréhensions. Ce n’est plus, pour tout dire, une contingence de chose ou d’objet34. Il y a du singulier, mais nous ne savons pas vraiment où il est, nous ne savons pas où, ni comment « commencer ». Nous avons affaire, à des faisceaux collectifs qui donnent l’impression, même si, à tort, de s’arc-bouter sur la totalité du monde. À défaut de trouver les portes, on pèse en vain contre des murs, et même pour qui sait repérer les issues, il est difficile de faire coulisser les nouveaux gonds. La volonté est débridée ; le désir, mot que n’emploie pas Heidegger, frappe sans foi, quelque soit son effort, conscient de sa vanité. Non pas de cette lucidité qui sait bien que c’est toujours le présent qui est l’origine et la charge, mais de cette autre désillusion, qui, ou soigne intarissablement des blessures toujours béantes, ou veut, politiquement, l’encadrement, la régulation, la société du compromis, l’ordre juste plutôt que le sens introuvable, ou enfin s’échine seulement toujours à nier, que ce soit en se drapant des oripeaux d’un sens pétrifié, en jouant les mauvaises consciences, ou au pire, en désirant l’événement jusqu’au terrorisme. Et là aussi, les événements ne sont jamais autre chose que des simulacres sanglants que le bruissement a tôt fait, encore, d’engloutir.

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« Entrons nous dans un âge du monde où la main qui allait écrire une phrase nouvelle se posera, déjà lasse, où la bouche qui allait fredonner un air singulier, printanier, se fermera (car le lecteur de cassettes, la radio suffisent), où la « créativité » stimulée par les sciences humaines et soutenue par des crédits ad hoc ne donnera que des produits de commande ? 35 »

On connaît les traits les plus spectaculaires du monde contemporain. On parle assez des réalisations de la technique, de ce qu’elle pourrait faire encore, maintenant qu’étape supplémentaire, on travaille à la rendre organiquement autonome. Qu’il soit question d’intelligence artificielle, de cette société des cyborgs, d’esprits numériquement connectés, des nanotechnologie par lesquelles, qui sait, l’écosystème de l’information pure dévorera l’écosystème naturel – à moins qu’il s’agisse, simplement, de substituer mémétique à génétique ? Il est tout autant question de ce plus discret bruissement des procédures et des paperasses qui, de facto, réduisent les existants à des cas et des curriculum. Tous identiques, ou tous différents, même déni si la différence est celle de produits mis côte à côte. Si tout se vaut, rien ne vaut, sauf le marché lui-même… Chacun d’abord pour étancher sa soif d’être entendu, mène face aux autres une âpre lutte tant la ressource est rare. Et l’on oublie pourquoi et puis de quoi on parle. Et parfois, quand on la pousse à la déraison, il y a dans cette scolastique une violence souterraine et mortuaire. On se rappelle Kierkegaard – « est-ce bien moi qui parle ? ». Mais pour se sortir du brouhaha, il faudrait simplement se taire, ou peut-être renoncer définitivement à sa parole, se condamner à parler d’ailleurs, de nulle part, et nous n’avons pas forcément le courage et la vocation d’être Kierkegaard.

Plus pernicieuse que cette extension de la division du travail, « l’extension du domaine de la lutte » qui lui est concomitante. L’organisation, la forêt infinie des règles, la machine des bureaux et des administrations conduit forcément à mettre en cage ce qui est gros de la liberté, le temps lui-même. On parlera des feuilles et visages et chiffres qui défilent – de ce qu’un esprit, une conscience, une existence morcelée en registres qui ne communiquent pas ne se maintient en aucune tâche. À quoi bon l’exclusivité, avatar de l’antique aliénation de la prêtrise, quand on voit, dégrisés, par quel regard narquois et quel rire de gorge on reçoit au quotidien les vocations monacales ? On se veut léger ; on travaille la futilité. Si tout est passage et rencontre, alors c’est ce bal des images qu’on veut mettre en scène. Paraître, adhérer, attaches, alliances et compositions : il s’agit, pour les corps sans organes et les machines désirantes, de travailler la passibilité. On en vient à créer par-dessus l’épaule et par mégarde, en tournant rapidement les talons. On a à peine le temps de se toucher des yeux, du stylo, de la voix. Il faut capter, retenir, subtiliser. Donner des coups de fouets aux esprits engourdis. Mais coups de fouets sur coups de fouets, on a l’impression d’une pensée et d’un art errant de trip en trip36. Performances – autant dire, publicité. Ce n’est même plus un théâtre mais la suite monotone des coups de théâtre. On peut clamer encore et s’y jeter – mais cet héroïsme consent à la longue époque du dernier homme. Et qui sait si le poids ne va pas s’alourdir encore ? Il y a un regain de cette envie d’exister qui dépose la prétention au sens. Ou plutôt : le sens résiste dans la transition du passage, l’errance, le heurt et la dislocation. On retrouve, puisque c’est là que loge toute résistance, ce fond d’évidence irrécusable, les vertiges de la solitude mais aussi la massivité toujours intacte de l’instant. La surprise, la rencontre ; rêver sa vie finit par lui donner meilleure consistance que de chercher en vain l’éveil. Des instants consumés sans réserve, de l’hallucination d’un présent qui récuse toute garantie hors de lui – on fait, quand on passe d’un rêve à l’autre, des miracles. Au fil des pages, on se souvient ; vie labyrinthe, frisson, surexposée à elle-même, clandestine à l’esprit. Ou pour d’autres, plus discrets, chantres de l’imperceptible, on se confie à la rythmique de l’errance, à la croisée des regards, et l’on consent à la fugacité du passage comme à l’ultime insistance de l’absolu. Mais de heurts en blessures, l’errance jouxte toujours le drame, le désir à la monotonie, l’immédiateté, à la cruauté.

De fait, puisque nous sommes «  au monde », en un monde qui plus est morcelé, et, plus grave, disloqué par la hâte et la vitesse, ces quelques aptitudes semblent vouloir en retrouver la mœlle ; la politesse, les usages, l’attention différentiée, presque fervente au futile retrouvent, dans ce qui semble nu, des épaisseurs. Autant la soif d’essentiel et la foi monomaniaque, qu’elles soient politique ou littéraire, heurtent un monde sans relief – et pire, sont vouées à ne cesser de soutenir leur propre poids et de résister au doute qui cherche à les dépouiller d’elles-mêmes, autant, il est vrai, l’homme du monde s’abandonne au courant. Le paysan, le philosophe qui s’est toujours voulu, à son tour, un rustre, ne semblent plus chez eux nulle part. Le poids des choses légères dit-on ; comme Nietzsche, on se souvient qu’au temps des duels, un mot pouvait tuer. Et tout autant, la séduction devient furtive ; en un sens joueuse, en un autre brutale, elle est surtout une lutte incessante pour l’existence. Lutte oblique, sans rien d’hégélien, où chaque image doit accepter d’être dans l’ombre et l’anonyme pour, l’espace d’une rencontre, recouvrer figure. Mais on y attend rien de l’autre. Certains diraient : la philosophie, jusqu’à présent masculine, doit plaire aux femmes. Et d’autres encore : la Chôra de Platon est femme. L’entre-deux, la figure de la conciliation du temporel et de l’éternel, du transcendantal et de l’empirique, de l’être et de l’étant, ce que tout discours présuppose ou réprime, l’autre qui habite toute pensée de philosophe, ce n’est pas l’Ereignis, Dieu, le Don, mais en un sens la femme37, parce qu’elle dissout et ridiculise toutes les constructions hiérarchiques pour laisser se toucher l’essentiel et le frivole. « Aucun homme ne peut parler des femmes, cher, parce qu’aucun homme ne comprend que tout nouveau maquillage, toute nouvelle robe, tout nouvel amant proposent une nouvelle âme (…)38 »

Laisser place aux singularités, à chaque singularité pour elle-même, ce n’est donc pas « non plus » donc, les mettre à égalité, plutôt ne plus les jouer les unes contre les autres, finalement, les affirmer diversement. Mais cela veut bien dire « jouer un jeu », celui de la traduction et de la mise à l’épreuve39. C’est cet autre absolu, fantomatique, plus intime et lointain que l’absolu hégélien, qui en quelque sorte insiste encore à le requérir quand il fait, lui, l’épreuve désemparée de l’esprit inconsistant – car il manifeste, à son tour, un « pouvoir être autre », non plus le « pouvoir être autre du sens », mais peut-être ce « pouvoir-être autre que le possible », ou peut-être encore cet excès absolu du possible sur toute prise et toute saisie. À revers du sens, donc, mais inséparablement de lui, la singularité du « soi » ou du « moi » ouvre en lui cette autre puissance d’intervention – la hauteur, la dignité, l’exemplaire. Celui-là, ce moi – ici, irrécusablement. Concrètement bien sûr, ce retour du singulier nous laisse encore démunis. L’exigence de l’universel, que nous avons récapitulée, trouve ici encore bien peu pour se ressourcer : qu’on parle de voix ou d’écho, nous en sommes toujours au même point. Ici, plus qu’ailleurs, l’impulsion est résistance, sur-vie, spectrale. Plus qu’ailleurs elle ne nous donne guère d’espoir pour, proprement, sinon affirmer, du moins entretenir un geste, par là un effort, véritablement adressés. Cela, faut-il vraiment l’abandonner ? Nous avons pu, déjà, esquisser par l’idée de dramaturgie, la façon dont nous pouvons reconquérir ce qui nous semble hors d’accès. Si « réarticuler » temps et espace semble impossible, l’universel ne pourra plus, comme l’affirmait Janicaud, se conquérir que par contiguïtés. S’il y a bien, dans le terme dramaturgie, l’idée d’allier et de faire résonner, hors de la présence simultanée ou de la synthèse harmonique, des phases d’existence en apparence sans lien, on entend plutôt par là les faire contribuer à la construction d’un drame ou d’une mimésis qui ne demandent aucune scène, autrement dit, à consentir à l’explosion définitive du théâtre du monde laissant place à la scénographie des registres et des phases. Mais il n’est pas question d’y entendre simplement une création libre et débridée en un monde multiple et polyphonique. On entend plutôt par là la conjonction de trois objectifs ; manifester, par sa mise en scène, l’énigme du monde, donner à la liberté ressource pour traverser les mondes, et surtout réaffirmer, dans cette avancée tangentielle, l’unité d’une tâché, sans que celle-ci toutefois s’indexe à une « idée » ou une « norme ».

Mesure et contiguïté

Pour rendre ses droits à l’esprit, nous n’aurons pas l’optimisme que gardait Dominique Janicaud. Nous aimerions penser, comme lui, que la complicité de la raison et de « l’être » est plus intime encore qu’Heidegger ne semble le dire, que c’est, chaque fois, par la puissance du rationnel qu’un ébranlement laisse aussi insister, en creux, l’énigme de ce qui ne se dit pas. Ou, pour simplifier, que technique et science, dans leur plus grand triomphe, manifestent aussi, à l’envers et à l’aveugle, l’appel de plus en plus prégnant d’une affolante facticité, que, dans leur évolution contemporaine, elles frayent tout autant, dans la complexité de leurs formalismes, dans la puissance protéiforme de ce qu’elles savent annexer, une place, en elles-mêmes, à ce qui leur résiste absolument. Mais nous ne sommes pas sûr que science et technique se laissent, comme on le voudrait, discipliner – que cette profession de foi dans un rationalisme renfloué ne nous laisse pas désarmés quand peut-être, il faut bien admettre que le rationnel s’est de toute façon débridé et que son métabolisme n’est plus le notre. Si nous acceptons l’idée que la pensée occidentale s’est bel et bien déployée sur le fond d’une discordance originelle, alors il est tout autant nostalgique de chercher quelque chose comme une rédemption dans une configuration de la pensée que la structure originelle qui la déploie ne peut libérer que comme un moment fugace et fragile, et de toute façon voué à sa dislocation. Mais nous croyons par contre tout à fait qu’on peut, une fois assumée cette fragilité, prendre sur soi d’assumer, fut-ce temporairement, un lieu où cette complicité puisse se renouer, et le rationnel en effet ranimer sa puissance créatrice. Si réappropriation il doit y avoir, elle paraît, pour le moment, hors de notre portée ; disons que le temps n’est pas encore où le rationnel sera à nouveau, de lui-même, spontanément prodigue et authentiquement créateur. La puissance du rationnel est quelque chose « à faire », quelque chose comme une idée norme, le projet d’un nouvel avenir pour notre passé.

Dans ce texte, nous avons en fait seulement suivi, dans sa version hégélienne et sa version heideggérienne, la figure de l’entre-deux, telle qu’une certaine lecture du problème kantien du schématisme en a fait, pour deux siècles, un lieu capital de la philosophie. Nous avons voulu, en nous dirigeant, guidés par Derrida, Nancy et Lacoue-Labarthe vers le thème de la dramaturgie, pousser à bout cette figure, et, en traversant la menace de la dissémination et de l’inconsistance, y libérer, au-delà de l’histoire et de sa déconstruction, le foisonnement des figures, des concrétudes, des lieux, des mondes, rendus, avec tout leur poids, mais aussi toute leur nouvelle liberté, à l’entêtement acharné et des consciences humaines. Nous n’hésitons pas à reparler de l’homme, que même Heidegger, après tout, n’a jamais voulu abolir, mais seulement ancrer dans la dimension fondamentale dont il reçoit ses dispositions. Certes, nous proposons peu pour le moment. Dramatique, tragique ; nous nous tenons aux lisières d’une certaine figure de la pensée, celle de Hegel, pour qui c’est l’acte même qui se devait d’assumer la déchirure et d’affirmer de concert le différent, sans pour autant sauter dans cette autre figure, plus radicale encore, qu’a instauré Deleuze, en supprimant, dans la synthèse disjonctive du différent, tout horizon ultime de conciliation, et en substituant, à la patience du négatif, l’audace du « grand dehors », la création interne des « machines » instituées dans les rencontres toujours fortuites et transitoires de ces différences s’enchaînant et s’appelant dans un arrachement toujours réitéré. Ni synthèse, ni recueil, ni machines désirantes, donc. Nous n’avons, pour soutenir ce parcours, que le mot de Hölderlin, la mesure, toujours cependant habitée et travaillée par la dislocation de la démesure, et cet autre thème, de Janicaud et de Nancy, en lequel nous nous retrouvons assez : la contiguïté.

Leuven, 2006

Rémi Brague, La sagesse du monde
Ce qu’on appelle classiquement, dans le cadre heideggérien de l’histoire de la métaphysique, le tournant suarézien, comme l’étudie la somme de Jean-François Courtine, Suarez et le système de la métaphysique.
Ainsi que le détaille et le démontre Jean-Luc Marion dans son ouvrage, Sur le prisme métaphysique de Descartes.
Jean-Luc Marion, Ibid., et Jean-François Courtine dans Les catégories de l’être.
Les hégémonies brisées. Précisons : l’Ego joue ce rôle pour la modernité, mais, pour Schürmann, c’est du côté de Luther et de Kant qu’on peut en étudier les tenants et aboutissants. La plupart des spécialistes et interprètes de Descartes s’accordent à dire que son ontologie à lui est à chercher du côté de la « mathésis universalis » plutôt que de celui des Méditations Métaphysiques.
L’époque des « conceptions du monde », Chemins qui ne mènent nulle part.
Ce n’est justement pas ce que dit Derrida. La philosophie de la différance insiste au contraire sur cela que la présence, s’écartant d’elle-même, ne se rejoint jamais – qu’elle ouvre à même sa finitude sur la pulsation infinie d’une mise.
Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait plus de foi, ni même qu’on ne puisse plus avoir la foi chrétienne – ce qui est changé, c’est que la foi, maintenant, ne va plus de soi.
Sur la mutation de la métaphysique en ontologie à proprement parler, cf. la somme imposante de Jean-François Courtine, Suarez et le système de la métaphysique. Notre intervention est bien en deçà de la technicité qui y est déployée. Pour tout dire, nous caricaturons un peu, pour les besoins du propos, des problèmes qui exigeraient des distinctions beaucoup plus fines entre philosophie première, métaphysique, ontologie, théologie, etc.
On notera, à vrai dire, qu’on postule ce faisant, implicitement, une thèse forte sur la structure de toute question philosophique, puisqu’on suggère que, d’une façon ou d’une autre, c’est toujours, fût-ce négativement, la volonté de « déterminer », donc d’unifier sous une acception première la plurivocité de l’étant qui la porte, ce qui, fatalement, conduirait à cette complicité, dégagée par Heidegger, du suprême et du commun propre à l’onto-théo-logie. On tiendra, tout du moins, que ce schème est massivement moteur dans l’histoire de la philosophie, en ce qu’éclaircissant l’auto-explicitation de la raison philosophante, donc la façon dont elle se comprend et s’ajuste avec elle-même, elle commande implicitement le rapport à soi de la pensée comme « sens », par là même aussi la façon dont elle s’engage dans les autres usages, non déterminants, de la discursivité (tel l’exemple aristotélicien de la prière). On ne s’intéressera donc pas, ici, à ce qu’il puisse y avoir des philosophies qui ne se veulent pas premières, et qui, par exemple, ne font qu’articuler l’incommensurabilité de Dieu, du fini, ou même ne cherchent un principe que pour régler l’usage de leur langage : tant la (dite) théologie négative, Pascal, les moralistes, la pensée orientale, que, pourquoi pas, celle de la mimésis et du baroque resteront, pour le moment, à l’écart.
Cf. la partie suivante pour des explications plus précises au sujet de Hegel : dans ce paragraphe, nous nous contentons d’amorcer une discussion.
On y reviendra plus clairement plus loin.
Dont la « forme » si l’on peut dire, est elle-même déduite dans la Philosophie de la nature.
Bernard Bourgeois, La métaphysique pour l’idéalisme allemand, dans Yves Charles Zarka et Bruno Pinchard, Y a-t-il une histoire de la métaphysique, Puf, Paris 2005, p. 217-218.
L’être n’est d’abord que « il y a », qui est tout autant et contradictoirement « ceci », que le sens ne peut atteindre mais face auquel il revient progressivement en soi, pour en poser des déterminations, d’abord elles-mêmes naïvement « réalistes » (c’est, dans la Logique, le stade de l’Être), puis, ressaisissant son propre travail, au début abstraitement, se confondant lui-même avec l’être en posant l’articulation du nécessaire et du contingent sous la forme de l’Essence, puis concrètement, s’appréhendant comme ce qui, de facto, introduit cette contradiction dont il ne doit donc pas chercher ailleurs la clef, mais qu’il doit, en lui-même, ressaisir dans le Concept.
L’avenir de Hegel
Claude Bruaire, L’être et l’esprit.
Pour Marx, le sens est référé à un équilibre de dominations implanté dans la structure économique même, sur lequel donc, il n’a pas prise. Ce qui veut dire, non pas tant que les idées sont en elle-même déterminées par une situation économique donnée, mais qu’elles y sont un enjeu, disposées, récupérées et assumées selon les positions qu’elles confortent ou légitiment, qu’elles font vaille que vaille un jeu qui n’est pas celui de ce qu’elle énonce, parce qu’il faut les comprendre dans le contexte général des « places » qu’un état historique donné ménage. En conséquence de quoi, c’est la « science marxiste » qui doit permettre de s’affranchir du rapport de forces, d’y intervenir de l’extérieur, utilisant ses propres dynamiques – mais toute positivité du sens, et donc toute liberté y est momentanément perdue. À cela, Hegel répondrait peut-être que le philosophe, en politique, ne décide pas du sens, mais que précisément, son rôle est d’en faire glisser les lieux de cristallisation et de conflit, de dégager, par à coups, la liberté dans le système, en l’amenant à se positionner autour d’objets différents, donc en menant à sa conscience, à l’esprit du temps, les points qu’il estime les plus urgents. Et donc le philosophe ne doit pas se battre pour des idées, mais « pour qu’on parle des idées », pour leur vie, donc – que cette imprégnation, par diffusion, ranime le mouvement historique et en relance la dynamique. Il cherche à se tenir au point de vue de l’esprit absolu ; mais ce point de vue intègre tout autant la position propre de intervention possible, la contingence de son exercice, et montre plus « comment » la liberté doit s’exercer que ce qu’elle doit positivement affirmer. Jusque là le marxisme peut très bien être une figure du hégélianisme appropriée à un contexte donné.
Deux ouvrages : L’avenir de Hegel, pour une étude interne et théorique, La plasticité au soir de l’écriture pour ces bourgeonnements de jours qui inquiètent encore indéfiniment la nuit jamais pure de l’absolu.
On pourrait d’ailleurs dire tout aussi bien qu’à notre époque, un « esprit libre » comme l’entend Nietzsche aurait peut-être à prendre de toutes autres figures, fort proches, peut-être, de ce qui au XIXe siècle était symptôme de décadence. Nietzsche et Hegel sont suffisamment plastiques pour passer l’un dans l’autre – c’est ce que nous dit en substance Catherine Malabou.
Pour ce type de question, Derrida, L’écriture et la différence. Pour la question d’une altérité plus radicale encore, Kierkegaard, Crainte et tremblements.
J. Cohen, Le spectre juif de Hegel, Galilée.
Tolkien, Le seigneur des anneaux.
Orwell, 1984.
R. Schürmann, Des hégémonies brisées, p. 198.
C’est-à-dire, pour simplifier, la façon dont se dispose ce qui est donné comme étant. La question de Heidegger concernait à l’origine le sens de l’être – ce qu’on affirme d’une chose quand on dit qu’elle est – et s’est, pendant sa période de Marbourg, retourné en question de l’être comme sens, autrement dit, de la façon dont un donné se donne de telle sorte qu’est impliqué en lui le fait qu’il soit, autrement dit encore, la façon originelle dont l’être fait question, dont les choses se donnent en tant que des étants, c’est-à-dire telles que « portant » à même leur apparaître l’indépendance, l’irréductibilité, le fait de leur existence comme en soi. C’est cette question qui est reprise dans les constructions ultérieures de Heidegger.
En toute rigueur, le terme est mal choisi. Il n’y a pas chez Heidegger de sujet comme « unité originaire et synthétique de l’appréhension » ; c’est la passibilité, la co-appartenance de l’être et de la pensée qui suscitent un sujet comme ce qui est appelé et mis en jeu par la libération de l’être. L’être ne se donne qu’en se « pliant », c’est-à-dire qu’il n’y a donation de l’étant comme tel qu’en un « lieu », une « clairière », qu’en une finitude – il n’y a de l’être qu’en un « là », qui n’est ni son « fondement », ni même son origine, mais une ouverture ou une focale constitutivement impliquée dans sa déclosion, mais, là est toute l’ambiguïté, impliquée comme ce en et à quoi il se « destine », autrement dit encore, impliqué chaque fois comme une « mise en jeu » de l’être et par l’être en un là qui n’est rien d’autre que cette mise en jeu.
Dans cet esprit, le système de Hegel ne résout que formellement le mouvement ; en montrant comment l’esprit peut en lui- même s’accommoder d’une contradiction première, il se soucie peu de voir en quoi celle-ci est prescrite dans la structure même de la question ontologique, et laisse l’esprit, certes à lui-même, mais sans force, sans air. En concourrant de manière ultime, au recouvrement de ce qui l’anime, en dévoilant la contradiction, Hegel expulserait « l’oubli de l’être » lui-même de la philosophie, en cela complice, acteur et symptôme d’un mouvement d’explicitation de la pensée qui la conduit à se perdre toujours plus dans une extériorité formelle, purement rationnelle, qui ne la ressource plus.
Il faut insister, dans la pensée de l’Ereignis, c’est « L’Ereignis qui décide » ; la pensée, en lui, est assignée, ajointée à l’être, par l’être, c’est-à-dire que l’Ereignis précède et distribue la « sortie du retrait », disons improprement pour simplifier à l’appréhension, qu’il est lui-même une décision temporalisante/spatialisante, un advenir qui ne s’ouvre que de soi-même, c’est-à-dire qu’en lui, l’être se donne à soi avant de se rouvrir, en soi cette fois, pour se donner à comprendre, entendre, questionner, en cette forme passible d’elle-même qu’est un monde.
Identité et différence. C’est à l’occasion d’un débat avec Hegel que Heidegger est amené à introduire et à thématiser le terme d’onto-théo-logie.
Par exemple, l’ouvrage impressionnant de Bernard Mabille, Hegel et la contingence, ou celui de Catherine Malabou, L’avenir de Hegel.
Ne serait-ce pas précisément la déconstruction derridienne, ce « plus d’une langue » ?
Essais et conférences, p. 10.
La physique offre le paradigme de ce nouvel en-face, qu’on peut à peine dire structurel, dispositionnel, cette constellation de relations et de dépendances, qui inclut toujours aussi le dispositif qui l’objective.
Dominique Janicaud, À nouveau la philosophie, L’esprit de la crise, p. 202.
Kierkegaard.
Une discussion à ce sujet entre Jean-Luc Marion et Jean-Luc Nancy, après l’intervention de Marion, lors du colloque Derrida, la tradition de la philosophie, ENS de la rue d’Ulm, septembre 2005.
Malraux, La condition humaine, cité par Lyotard dans Signé Malraux, Grasset, 1996, p. 228.
Différent n’est pas bien sûr égal dans la différence, égal en terme de droits, dans cet égalitarisme pour lequel, chacun et chaque chose exprimerait, à sa manière, une même richesse d’expérience, ce qui revient, sous couvert d’un autre langage, à niveler à nouveau, à « imposer les droits » - c’est-à-dire, toujours déjà, des limites à la revendication possible, et qui répriment ce qui par excellence demande à se dire, ce qui n’a pas, pour soi, de langue.

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