Chroniques poétiques

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Alix Lerman Enriquez

Les chroniques poétiques d’Alix Lerman Enriquez

Prise de vue

J’avais depuis longtemps décidé de tourner un film sur Strasbourg où j’avais passé quelques années de ma vie de trentenaire. Malgré le souvenir de certains moments douloureux que j’avais connus à cette période, j’y étais retournée, pleine de nostalgie. Je n’avais plus eu le loisir de côtoyer la capitale alsacienne pendant une bonne dizaine d’années et lorsque je la retrouvai, je fus frappée par le foisonnement de couleurs diverses : celle des maisons à colombages, des fleurs qui jalonnaient plus qu’auparavant les balcons et les ponts surplombant l’Ill, la rivière qui traversait la ville.

Comme des barbes fleuries offertes au regard des passants, cette floraison nouvelle d’asters et de chrysanthèmes m’émouvait particulièrement et je décidai d’en filmer chaque menu détail mais au moment où je m’approchai pour prendre les premiers clichés de ces bouquets bariolés, quelle ne fut pas ma déception de voir ces fleurs, si belles et vibratiles de loin, devenir si quelconques de près.

À dire vrai, si je souhaitais faire un film où la ville de Strasbourg occupait une place de premier plan, je n’étais pas encore tout à fait fixée sur son sujet précis. Certes, les églises monumentales de la ville de grès rose comme la célèbre cathédrale pouvaient constituer un décor intéressant pour tourner mes scènes. Cependant, malgré la munificence de ces édifices architecturaux dont j’avais pu jadis admirer la beauté lisse et glabre dans la lueur du soir, je voulais créer quelque chose de plus insolite, de plus personnel et de plus poétique. Ainsi, je préférai aller à la rencontre de coins plus solitaires et préservés d’une certaine affluence.

Nous étions en automne – au mois d’octobre, plus précisément – et déjà les feuilles d’arbres roussissaient comme sous l’effet du soleil. Les corbeaux freux, pointes noires au dessus du ciel, ponctuaient l’horizon de lettres et d’arabesques qu’on pouvait déchiffrer en s’accoudant paresseusement et rêveusement sur le Pont Saint-Guillaume d’où s’étendait une vue sur le clair-obscur de l’Ill.

Munie de ma caméra portative, je continuais mon périple afin de trouver d’autres sujets d’inspiration. Toujours, méditative, je continuais de regarder la rivière couverte d’ocelles de lumière comme des guirlandes argentées mais au bout de quelques minutes, mon attention fut captivée ailleurs, à quelques mètres de mon téléobjectif.

Je venais, en effet, de croiser le regard noir et profond d’un petit garçon à la chevelure aussi blonde que les feuilles d’automne. Il donnait à manger très consciencieusement de petits bouts de pain rond aux cygnes somptueux. À côté, un vieil homme qui semblait le connaître, tentait d’extirper, avec sa canne à pêche rafistolée, le reflet de la lune emprisonné dans une eau déjà presque gelée. Les poissons gris, vif-argent qui striaient la rivière, ne semblaient visiblement pas l’intéresser.

Ces deux protagonistes, touchants d’ingénuité, m’interpellèrent par l’incongruité même de leur conduite. Je décidai alors sur le champ d’en faire les sujets principaux de mon film et de reléguer la ville au statut de simple décor. Ainsi, je descendis de mon piédestal juché au centre du pont royal et je m’approchai tout doucement de la rive droite où se tenaient mes deux futurs héros.

Mais chut, je ne vous en dis pas plus ! On tourne !

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