Les notes d’Alix Lerman Enriquez
C’était à Lisbonne par un beau soleil de mai, je tenais un bouquet d’œillets rouges à la main et après un vagabondage printanier entre les ruelles du quartier de l’Alfama et le port de Lisbonne, j’entrai joyeusement dans un petit troquet tout bleu pavé d’azulejos. Le parfum des grains de café m’enivrait tout comme l’odeur des fleurs pourpres que j’avais fraîchement cueillies. Au centre de la table où je m’étais installée, un petit vase de roses miroitait de cette belle lumière qui rayait l’azur au dehors.
C’est là, en face de moi, juste à côté du comptoir de zinc que j’ai cru reconnaître Pessoa en personne. Coiffé d’un feutre mou, muni de petites lunettes rondes, d’une moustache finement dessinée et d’une pipe en bois, il tenait dans ses mains un journal barbouillé de lettres noires. C’était lui à n’en pas douter avec son air à la fois distrait et ingénu !
Je lui ai dit : « Bonjour Monsieur, j’aime votre prose et votre poésie. J’ai adoré votre livre de l’intranquillité, cette longue promenade poétique et mélancolique sans cesse recommencée, cette suite de rêveries désabusées où la contemplation de la beauté semble être au final le seul maître-mot. Donnez-moi un peu de votre fantaisie, je vous serais bien aise ! Savez vous que vous êtes passé à la postérité, certes à titre posthume mais à présent dans le monde entier, on ne parle que de vous. Votre œuvre, on ne fait que l’encenser, la louer, vous en seriez-vous douté ? »
Et entraînée par ma verve, je continuais : « Au fait, comment dois-je vous appeler ? Car je ne sais plus où donner de la tête avec tous vos pseudonymes : Bernardo Soares, Ricardo Reis, Alvaro de Campos ! Et si je vous appelais tout simplement Monsieur Personne, ou Monsieur Pessoa en portugais ? »
Je m’adressais à lui en français mais il semblait tout comprendre même s’il ne me répondait pas. Tout juste s’il clignait de grands yeux ronds en guise d’approbation. Au loin, à travers la vitre, je croyais voir les volutes du Tage esquisser des nuages de nacre aux teintes violettes qui menaient à la mer. Dans cette fin de matinée juste avant onze heures, le soleil arrivait à flots sur le port, inondant au loin la Tour de Belem et plus près de nous les façades des maisons de pierre blanche. Le café était maintenant un véritable sanctuaire de lumière.
Sortant alors de ma rêverie, j’aperçus le garçon de café vêtu à l’ancienne qui apportait mon expresso. J’avais justement envie de lui demander si je me trouvais bien en présence du célèbre écrivain. Mais le garçon, tout de noir vêtu, s’éclipsa aussi vite qu’il était venu.
J’ai alors pris une gorgée de café brûlant, histoire de me donner contenance et je m’apprêtais à demander un autographe à l’homme chapeauté lorsqu’il se leva brusquement pris sa mallette adossée à la chaise et me tendit très galamment la main en me demandant très poliment : « À qui ai-je l’honneur, chère Madame ? Je suis bien votre dévoué Fernando Pessoa ».
Ravie et ragaillardie par de tels propos, je m’apprêtais à lui tendre une feuille de papier et un stylo pour qu’il appose sa plus belle signature mais, le temps que je les cherche dans mon sac, l’homme était déjà parti aussi vite qu’il ne s’était levé comme s’il avait disparu au cours d’un tour de magie. J’écarquillai les yeux et me réveillai bredouille au milieu de mon lit. Une fois de plus ce n’était qu’un rêve ! Et pour me consoler, je n’avais que mes yeux pour pleurer. Je décidai de me rendormir et de trouver encore matière à rêver. Dans mon sommeil, j’allais peut-être pouvoir poursuivre ma conversation subitement interrompue avec Fernando Pessoa ? Qui sait ?
Lire les autres notes
Les têtes mystérieuses de Jawlensky — Air de la solitude de Gustave Roud
Contacter Alix Lerman Enriquez :
Page mise à jour le 2 décembre 2023
© hervé roth éditeur 2007-2024 — Tous droits réservés pour le contenu textuel et iconographique de ce site
Contact concernant le site :
hervé roth éditeur
80, route du Vin — 67310 Dangolsheim
téléphone 03 88 04 94 04 — fax 09 72 11 15 39 —
SIREN 493 624 837