Carnets de voyages de Florian Forestier
Costa del Sol – Tanger (novembre)
Dans ma vie, cette descente au Maroc est une révolution ; c’est la première fois que je quitte l’Europe de mes propres forces. C’est la première fois que je m’insurge contre l’hiver.
Pour étaler le plaisir de la conquête, j’ai choisi d’arriver par l’Espagne, par la côte Andalouse que je ne connais pas, par la Mer. Elle a tout de l’expérimental, cette descente. En novembre, même ici, l’automne se fait sentir. C’est une veille prolongée sous caféine. Dans le soir qui tombe, il y a de l’intemporel qui bataille ; par flaques sur ma peau, le soleil chauffe à blanc en stroboscope, ce sont des saccades de juillet dans décembre.
Pour aller de Malaga à Tarifa, on traverse toute la Costa del Sol en se demandant quel gamin a pu faire ça. Puis peu à peu, on s’approche du grand rien. Ici, les lignes de relief sont tracées à la sudiste. Cela se transforme en continu. Les plis sont vraiment extraordinaires, et les couleurs aussi ; jamais je n’aurais cru qu’on puisse faire un paysage avec tant de nuances pierreuses. Évidemment, cela fait beaucoup de caprices. C’est sûr, il y a des petits dieux mal élevés, des coups de marteau thoresques qui se perdent. On n’imagine pas un démiurge refuser à ce point toutes les règles, y aller gaiement, comme bon lui semble, imposer ses improvisations à un public qui n’en demande pas tant. D’ailleurs, on finit par apercevoir Gibraltar au loin, tellement prononcé qu’on le croirait fait exprès. J’effleure le rocher avec l’impression de manquer quelque chose.
Trop vite traversée, Tarifa n’est ce jour-là qu’un escalier. Mais le fond de l’air est sérieux, solennel. J’ai même le cœur un peu serré. Je traverse une série de passerelles, embarque sans avoir eu le temps de l’espérer. Le reste est administratif.
Cette petite traversée sous abris, on a du mal à comprendre ce qu’elle représente pour d’autres. En dessous, c’est aussi une mer, pas juste un fond de carte. Comme tout le monde, je suis habitué aux fonds d’écrans. La distance est survolée ou immense, infranchissable ou virtuelle. Comme la force de gravitation, c’est un état de choses ou une fiction, mais on n’a jamais l’occasion de s’y heurter. Sur les côtes marocaines au contraire, il y a des gens pour qui la mer n’est ni un saut de puce ni un lancer de dé. Ils sont beaucoup. Cette mer est pour eux le noyau d’une vie ; une immensité hostile, batailleuse et fuyante qu’on empoigne et qui se débat. Pour eux, la terre n’est pas une carte, et tout compte, et chaque creux, et chaque vague, et le soleil est un boxeur qui ne se couche jamais avant le dernier coup.
Tanger. Nous mettons plus de temps à attendre l’ouverture des portes du ferry bloquées que celui-ci n’en a pris pour la traversée. V. m’attends, toutefois ; je ne me souvenais pas qu’il semblait à ce point juvénile. Il a des responsabilités, ici, au point qu’il lui faut repasser à son bureau chez Véolia avant de m’emmener chez lui. Nous remontons ensemble les flancs de la ville jusqu’au sommet de la Médina, jusqu’à la Kasbah. Un marchand sur une place brandit des œufs en criant quelque chose qui ressemble à « Arbeit ».
Le fond de l’air d’abord, me dit que je suis à l’étranger. Les immeubles, les rues, les voitures, ne sont pas si différents de ce dont j’ai l’habitude ; ce n’est pas mais la poussière vole, les modèles sont anciens. Au fond c’est hybridé, on dirait que ce sont plusieurs époques superposées.
Les chats cassés arrivent avec leurs yeux larmoyants. Ils surpassent nos feuilles mortes. La plupart sont maigres, galeux ; trop de concurrence ne fait de bien à personne. Ce sont des chats qui ont beaucoup servi, mais quand ils vous suivent ce n’est pas seulement pour mendier. Dans leur situation, un peu de compromission est nécessaire, mais ce serait tout perdre que renier le choix de la félinité. Parce qu’ainsi doté, doué, indécemment prometteur, on aurait pu tout faire ; tant qu’à battre le pavé, autant continuer d’alimenter sa foi.
Enfin la nuit. Elle pétarade tant qu’on en devient soupçonneux. Toutes ces étoiles, c’est sûr, cela vous fait parler. Mais les Noces de Camus sur un tabouret nous occupent davantage. Cette nuit est seulement corporelle, Véra quand la bretelle de sa robe glisse sur son épaule.
Chefchaouen (3 novembre)
V. a prévu de longue date une excursion dans la ville riffaine de Chefchaouen. Sur la carte, nous n’en paraissons pas bien loin, mais il faut s’habituer dans ce pays à ce que les trajets soient longs. Cette première prise de contact avec des montagnes non européennes m’émoustille, mais quand le pied n’attache pas la terre, quand le diaporama ne fait que passer par les vitres, on ne se rend pas bien compte de la solidité des choses.
Chefchaouen se découvre à force de tournants. C’est comme une grappe, une jolie bande de danseuses qui battent des jambes dans un ruisseau. Ça se maquille. On vous met du bleu partout, on resserre les rues, les parfume.
Le premier monument qu’on aperçoit est un gendarme. Au Maroc, c’est un vrai personnage, une sorte de notable à l’ancienne, de bête en fonte alimenté d’un feu de jeunes vierges. On dirait ailleurs digne et infatué. Mais cela bouge trop peu pour ça. Quelques claquements de matraque en prenant le soleil, une moue bullebotte à la dérive d’un soufflet de pâte prise sur lequel un képi d’empereur siffle la cuisson… Rien à redire d’une si placide éminence. Au halo d’effroi et de respect qui fend la foule au sillage de cet oiseau, on devine qu’ailleurs, loin du soleil, cela tape dur. Hors la foule, cela pue la souffrance. Et tandis qu’on dépasse cette première curiosité, la dure lourde matraque bat sans bruit autre qu’un frou-frou d’étoffe la cuisse règlementaire.
Un marchand berbère nous ouvre sa porte et ses poudres. Raisonnable, V. repousse poliment ce qu’on lui tend. Puis nous montons. Nous montons au-delà des limites de la ville. D’abord, c’est du rocher, de la pierre qui s’ébranle quand on y met la main. Là où je suis, on dirait l’Atlantide. On monte vers un éperon, mais quelque chose lâche, et d’un coup on dirait que les objets et moi-même n’avons plus rien à nous dire. Maintenant, j’ai l’impression de jeter chaque pas sur une planche entre deux vides et même campé sur mes deux jambes, je ne me sens plus au repos. V. s’amuse puis, à force de me voir tomber, s’inquiète. Je n’aurais peut-être pas dû la fumer jusqu’au bout, sa bienvenue.
On me soutient sur un chemin qui redescend par quelques longues courbes. Cela commence à sonner à nouveau sous mes pieds. L’ombre des sommets dans la nuit trop claire retrouve son poste d’axiome ; nous sommes seuls, c’est la nuit et la ville n’est plus tout près. Là-bas, les haut-parleurs diffusent la voix du muezzin. V. m’explique que nous vivons un moment exemplaire.
La haute ville est là pour les touristes plus argentés. Nous nous enfilons pour la nuit dans les sacs à puces qui nous protègent des matelas. Ni Véra ni personne ne cherche à s’y glisser.
Chefchaouen (4 novembre)
Nous peinons, ce matin, à trouver un taxi dans les débris. On dirait que tout le monde est parti. On nous conduit vers Akchour à fond de train, je continue à ne rien comprendre aux caprices du nain-dieu. Toujours les yeux égarés de ne pas savoir à quoi s’attendre, qui laissent la route improviser sans y mettre bon ordre. Le chauffeur y va si franchement qu’on ne s’occupe plus de rien d’autre que de se cramponner.
Au fond des gorges, les guides embusqués sautent des bas-côtés avec armes et sourires. Sans indications, nous sommes à leur discrétion.
L’amour végétal nous câline. Nous nous arrêtons d’abord au fond d’une première vallée, en crabe nous nous glissons dans l’eau, puis laissant un peu de nous-mêmes dans la broussaille, nous nous traînons au pied de l’arche rocheuse que promettaient les catalogues. L’un de nous demande innocemment s’il y a un chemin pour aller au sommet. Bien sûr ! Le guide prend droit dans les falaises. Je m’impressionne ; finalement je suis un vrai ressort. Un regard en arrière me dégrise vite sur mes prétendues performances : V. n’a pas même l’air d’avoir remarqué que la pente a changé d’angle, il ne halète pas, ne souffle pas, lui. J’exagère, je sais qu’il y a une personnalité complexe sous cet air incassable, qu’il y a plus important, plus grave à signaler, que les masques qu’on met pour rire peuvent parfois fixer des visages sans qu’on l’ait voulu.
Un vieil homme a transporté sa buvette au sommet de la falaise. Marcher, c’est aussi ça, rien de notable et de glorieux, boire un thé à la menthe en espérant que la sueur va sécher. Pour descendre le guide nous fait prendre un sentier de contournement, la poésie revient, brève, claire, massive. En gradins, s’emboîtent les plantations de cannabis qu’il faut feindre de ne pas reconnaître. Mais le ciel est bien plus illégal. Avec ce soleil aux dents d’acteur américain, tout cela prend une fraîcheur apaisante de terrasse.
Au retour, on se presse en nombre illimité dans un taxi jusqu’à échouer en bord de route à espérer des convoyeurs. Une famille nous guide dans Tétouan, la médina sature le fond des rues qu’on traverse d’un enchevêtrement doré de dentelles. Revenus à la gare routière, nous passons presque une heure à attendre dans un taudis. Devant nous, on s’entretient à coup de cendriers de fonte. Le sang sur les sièges est doux, gras comme de la framboise.
Rabat (5 et 6 novembre)
Le voyage en train de Tanger à Rabat est vraiment long. Je discute avec un militaire des problèmes géostratégiques du Maroc. Les officiers sont très bien faits, dans ce pays ; instruits, corrects, ils ont une vraie culture et une allure de diplomates. Les lèvres frémissent juste un peu quand elles forment le nom du roi. Nous parlons un moment du Sahara Occidental et du Polisario. Je me suis fait en venant une liste des dynasties, les Omeyades vites décimés à Damas, sauvés à Cordoue, les Abbassides glorieux de Bagdad, les Ifrénides, et puis les dynasties de l’Islam pluralisé, les Fatimides au Caire, ici les Almoravides et les Almohades, et puis les Mérinides, les Saadiens, jusqu’aux actuels Alaouites. Les traces de la lointaine histoire dans le pouvoir actuel me fascinent, et je suis fier d’exhiber mes connaissances chétives. On me répond juste qu’ici on dit Sahara Marocain. N’empêche, Occidental ou Marocain, c’est déjà la grande solitude, les villages isolés sur la côte répétitive où l’on ne vous dit rien, où les regards vous écrasent à travers des volets clos, où les garagistes vous attendent avec des sourcils de fer. Les vieux champs crachent au vent des jets de sable qui s’envolent en gonflant des poubelles ; les arbres semblent couverts de corbeaux morts.
A. est une force que je ne comprends pas. Je l’admirerais si elle ne me fascinait pas. Il y en beaucoup que ça séduit. Moi, ça m’effraie parce que je me sens désarmé. Pour l’orage, pour la mer démontée du vieux sublime, on a son rocher pour s’abriter. Le sublime n’a pas de peau, ni ce regard-là. Je suis toujours à côte de mes pompes avec elle, elle m’énerve, elle m’exaspère, mais ailleurs encore, c’est le tragique, on joue à la poupée puis on tire un feu d’artifice, même en novembre. On pourrait dire, sulfurique. Mais il m’a fallu des années, trois continents, le hasard très loin d’Europe pour comprendre qu’on en soit si souvent amoureux.
Rabat est peut-être la seule ville de ce pays où je me verrais vivre. On est tranquille. D’autres disent qu’on s’y ennuie. L’œil royal pèse son petit poids, on a beau faire. Le soir est vif et nous précède A. et moi au café andalou. Plus loin il y a un cimetière, derrière encore un océan qui précipite des vagues glacées sur les digues. J’ose même quelques brasses. C’est ici que, dans le roman que je projette, Kahina doit méditer avant l’ultime embarquement.
Casablanca – Marrakech (7 novembre)
À Casablanca, je rationalise mon passage en me concentrant sur la Mosquée Hassan II. Les monarques s’y connaissent en gigantisme. C’est si net, si précis, et ça avalerait Notre Dame et ses tours. On demande qui est l’architecte ; on vous répond que le roi est le génie à qui l’on doit tout ça. Je n’ai plus qu’à mater un taxi qui prétend me faire faire un tour de ville pour qu’on me conduise à la gare. Le désert colle aux hublots, ocre, aride, cela sue les palmiers. On dirait que la méditerranée a enfin épuisé ses nuisances, que, question climat, cela peut devenir sérieux.
Les palmiers… Il y en a tant, c’est un miracle. Tout a changé tout, l’aiguille s’est prise d’extase pour sa position haute. Les minutes filent en mitraille. À la gare, j’ergote pour quelques dirhams ; le chauffeur du taxi me traite de berbère, je jubile. Le livre est à peine entamé, il y a le plan, et cette scène d’ouverture que l’âme courbaturée j’ai esquissé en juin dans un café de la rue Soufflot avec des bières. Le livre est à peine entamé, mais quand on me parle de berbère, quand il est question de l’amazigh, je pense à Kahina. C’est juste un nom, une image, une silhouette un peu cassante et ce mot « à un jour ». Trois ans après, le jour n’a pas eu lieu, et il s’éloigne, ce jour au fur et à mesure que le destin de K. grandit.
J’en oublie que c’est un spectacle. Je me suis offert pour la nuit un vrai Riad, rempli de préposés qui parlent toutes sortes de langues onctueuses. De là, le réseau des ruelles conduit tout droit sur la place Jamaâ El Fna, la pleine humanité, le bruit, le grésillement des papillons qui flambent sur les quartiers d’agneau couvre l’agacement des cobras. Et puis la Koutoubia, la grande aiguille, la danseuse qui n’adore que cette heure-là.
Ce bleu-Hun vous rend fou. Tous les muscles de mon esprit sont arqués pour y glisser quelques dernières paroles. Au bout de l’avenue, la Menara cède au ciel désertique. Très loin flottants sur les bassins, les sommets de l’Atlas résistent au rideau de brume.
Une longue nuit s’annonce pour moi dans les souks. Je ne m’y perds pas seulement, j’en fais trois fois le tour, j’oublie les recommandations d’A. et me livre aux marchands.
Marrakech – Bâle (8 novembre)
D’avion, je connais le miracle d’une vue dégagée. D’un côté, les Alpes, en bas, le Rhône qui brille jusqu’à son delta. À travers le verrou d’une mer, l’ombre ocre étroite d’une côte, le front d’Algérie.
Je retiens mon souffle avant de replonger dans les nuages.
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