Carnets de voyages de Florian Forestier
Saint-Maurice est une petite ville étonnante. Elle est coincée, à la sortie d’une fissure, dans une toute petite cuvette entourée de pentes extraordinairement raides. Quand on penche la tête en arrière, les Dents du Midi sont déformées par la perspective. De l’autre côté, on voit seulement les gradins de falaises qui tombent sur nous comme des vagues. C’est une ville pieuse ; dans les librairies, on trouve des ouvrages rares ou érudits dont je croise parfois les auteurs à Paris.
Le topos du guide m’avertit qu’au minimum, je suis parti pour onze heures de marche ; plus de douze si je choisis la variante. Je ne suis pas tout à fait sûr de moi. On me dit qu’il fera beau. Et qu’il faut partir tôt. Dans Paysages, Lena suit l’itinéraire que je veux prendre aujourd’hui mais, parce que je ne me soucie pas toujours d’exactitude géographique, achève son périple à Derborence ; au vrai, il faudrait bien deux jours pour y arriver, et du col du Démècre, au lieu de redescendre sur Fully, continuer vers la cabane de Fenestral, contourner le petit Muveran, la cabane Rambert et puis piquer.
La vallée reste dans l’ombre et même l’espace a du mal à étendre ses ailes. La verticale s’éboule sur ma tête où que je regarde ; les formes sont à peines distinctes, le regard s’accroche mal aux remous de la pente. Quelques sourires de lumière filtrent d’aventure entre les ombres géantes. C’est riant, calme ; mais l’infini tourbillonne assez violemment dès qu’on lève la tête.
Il n’est pas nécessaire, d’après les panneaux indicateurs, de faire le détour par Lavey ; on peut monter directement vers Morcles en suivant un sentier qui, sur la carte, a l’air raide. Je m’égare une première fois, retrouve la voie droite, me jette dans la montée… Cela commence par des arbres feuillus et continue par des mélèzes. La montagne est contre moi. Je suis incapable de voir vers où je vais ; le chemin se met rapidement à tournoyer. C’est un galop, une lutte, cela n’en finit pas. Le soleil commence à pleuvoir entre les feuilles ; les gouttes de chaleurs me tombent le long du visage. J’avance, et le feuillage cède sur une profonde et lumineuse entaille où file un affluent du Rhône. Pour continuer, on se faufile, au ras des gorges, par un sentier que le soleil asperge de plus en plus. L’odeur craque sous la narine. Les pierres glissent et s’éboulent. Le sentier, un dernier coup de fouet, gicle sur Morcles.
Le soleil maintenant tombe à verse. Le village est perché sur des pentes qui se boursouflent toujours plus vers le ciel. L’eau des fontaines éclate dans les yeux. Cela file maintenant dans l’herbe puis le long d’un ruisseau. Je pars à gauche ; c’est de plus en plus raide et le chemin disparaît. Je m’égare, encore, je débouche sur une prairie suspendue où s’agrippe un petit abri à bétail. Le sol est dévasté par les sabots. Pour rejoindre le bon itinéraire, pas le choix, il faut filer droit dans la pente… qui se redresse, se redresse. C’est infini, le sommet m’attire dans un véritable tuyau.
Enfin je croise, taillée dans la pierre, la vieille route militaire qui relie Morcles au Chalet de l’Au d’Arbinon. L’armée ne me quitte pas ; et d’ailleurs que fait M. en ce moment ? La piste attaque le flanc de biais. En bas, cela fuit, cela s’enfonce et le regard plonge. Cela continue. Il y a, dans la luxuriance, quelque chose de méditerranéen. La nature est là, ondule et grelotte. Cela continue. Le chemin semble de pierre grillée… L’éblouissement est aussi entré dans les choses.
Le Mont Blanc et son massif ont jailli comme un bord d’astéroïde ; ils trônent sur une auréole de brume qui grésille au creux de l’œil. Cela continue, encore, encore… Jusqu’au Chalet de l’Au d’Arbinon. Il y a, semble-t-il, une route de montagne qui se glisse jusqu’ici depuis Evionnaz ; je croise quelques touristes, le torse nu, qui se laissent aller dans la lumière. Mes tempes bourdonnent autant que les insectes. L’échancrure, là haut, du col du Démècre est maintenant bien visible. La Dent de Morcles aussi, encore plus haut. Le sentier qui relie Riondaz au Démècre se glisse entre des rangées formidables de falaises. Tout est en équilibre, même mes souvenirs ; c’est vraiment un monde qui dévale. Ça continue. La végétation change au fur et à mesure. J’ai l’impression que je suis en plein bal, en plein tango ; tout me saute à la figure, c’est un brouillard de points colorés qui tournoient dans tous les sens. Une sorte de rideau vert pin est tombé sur mes yeux. Ça continue. Je dépasse le Chalet Neuf, les forces de la forêt commencent petit à petit à faiblir, les rochers sortent de leurs conques de lichen.
Ça continue. Le Démècre est maintenant droit devant. Le sentier l’escalade en deux larges et longs lacets taillés au milieu d’un pierrier. Au passage, on croise celui qui vient de Riondaz. La Dent de Morcles est au-dessus, dressée comme une couronne ; je caresse l’idée folle de pousser jusque là-haut. Mais c’est hors de propos ! Déjà la pente du Démècre se redresse comme un long et lent goulot. Je me traîne, je n’en peux plus, mes pieds n’arrêtent plus de quitter le chemin. Le temps aussi se traîne. Où sont mes forces ? La vallée, loin en bas, s’effiloche. J’ai commencé à marcher dans une autre vie, cela fait des éternités que je traîne dans ce golfe de pierre. Maintenant c’est le paysage en entier qui tourne comme autour d’un axe.
Ça continue, toujours mon fil, toujours équilibriste. Je me hisse comme un crapaud sur le replat qui marque l’onde du col ; plus d’idées, à peine un souffle. On m’offre à boire et l’on concède que la montée est longue ; d’habitude les gens partent de l’Au d’Arbinon ou bien, de l’autre côté, des chalets de l’Erié. Le refuge est un étrange îlot au milieu d’une sorte de dévastation ; il y a même un mur d’escalade et un gamin, venu de l’Erié, qui s’y acharne. Après avoir repris des forces, à pas d’ours je continue jusqu’aux trois cairns qui marquent le sommet du Diabley. D’en bas, on dirait trois croix. Le gamin m’accompagne en sautillant et là-haut, la vue se débouche sur tous les massifs. Vers le Nord, le Lac Léman se délite. Le gamin dit : on dirait la fin du monde.
Le Lac de Fully est pris dans les bras d’une cuvette couverte d’un duvet d’herbes et de lichen. Tout a l’air sorti d’une miniature mais en arrière-plan, le cirque du Grand Chavalard est âpre, abrupt. Le lac m’attire. Vais-je descendre, par où, et est-ce que je vais tenir ? Je passe assez rapidement devant une colonie de vacances. Le Valais se dégage devant moi ; je devine, à ma hauteur en face, la Pierre Avoie. C’est net, l’atmosphère est neuve, fine, le soleil plus diffus, tiède, moins tapageur. On dirait qu’il se sent mieux chez lui, ici. À l’Auberge de Fully, on m’attend mais je prends la résolution de continuer la descente. La pente se casse en bas sur un abîme. Sur le côté, une autre sente s’évade en direction des chalets de l’Erié et m’emporte sur son dos. Le soir flotte déjà dans l’air. Au contour du Chavalard, le Valais se dévoile complètement. Quel envol ! On dirait qu’on peut faire un vol plané droit dans le Rhône. Je ne m’étendrai pas mais c’est sublime. Toute la vallée en bas, ses champs, ses routes, ses villes et ses usines, s’est dépliée sous mes pieds. C’est un peu inquiétant. Il y a plus de 1600 mètres à redescendre encore. Le sentier bondit de vire en vire et de balcon en balcon. Au sol, de grandes fourmis s’acharnent à tracer leurs voies.
Ça continue. Depuis le Chalet de l’Erié, la route descend, droit dans l’ombre, droit dans le silence. Cela non plus, ça ne manque pas de charme, mais je suis épuisé. Par fierté – ou peut-être pour ne pas interrompre le tête-à-tête – je refuse plusieurs fois qu’on me prenne en stop. Les falaises s’approchent, s’éloignent ; parfois, un sentier coupe à travers champs pour retrouver la route. Au bout d’un temps infini, Eulo. Ça continue. Les sentiers dallés qui filent à travers le village rappellent un peu la Corse. Je tremble de tous mes membres. Cela prend un tour vraiment catastrophique ; boue, terre, escaliers. Je m’enfonce petit à petit dans les vignes et la chaleur. Chibo. Ça continue. Je suis fébrile, tous mes os résonnent quand mon pied cogne sur les dalles. Je m’arrête pour boire à toutes les fontaines. À quelques encablures de la terre ferme, on me propose une fois encore de m’emmener. J’accepte, cette fois. Mon convoyeur est sympathique. Peut-être aimerais-je vraiment habiter ici. Mine de rien, cette journée a un peu changé ma vie.
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Page mise à jour le 2 décembre 2023
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